Entretien avec Cy. et Marc Dubuisson pour Ana et l'entremonde

Couverture d'Ana et l'entremonde avec le portrait de Cy et Marc Dubuisson. Entretien

Nouvelle série d’aventures prévue en 4 tomes, Ana & l’Entremonde est le fruit d’une belle collaboration entre Marc Dubuisson qui met sur pied un scénario débordant d’imagination aux dialogues savoureux, & Cy qui dévoile toute la force de sa personnalité graphique dans des planches en couleur directe à couper le souffle. Rencontre avec Cy. & Marc Dubuisson :

Comment s’est passée votre rencontre, la genèse et le désir de raconter cet univers ?
Cy. : Houlà ça fait un moment qu’on se connaît avec Marc ! Étant édités dans la même maison d’édition, avec des sorties au même moment, on a fait beaucoup de dédicaces ensemble. Plusieurs heures de train, des journées de dédicaces, on apprend vite à se connaître ! On n’avait pas particulièrement pour projet de bosser ensemble, mais un jour, Marc m’a demandé un retour édito sur une histoire qu’il avait depuis un moment dans ses tiroirs. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’était pas du tout un plan machiavélique de sa part pour me donner envie de dessiner ce projet : « Je veux juste un retour, tu flippes pas en te disant que je veux que tu le dessines, hein, je sais que tu bosses pas en tandem… ». J’ai lu, j’ai adoré l’univers, les personnages, c’était à l’opposé de tout ce que j’avais déjà fait, et justement, je patinais sur des projets qui étaient trop proches de mes travaux précédents. J’ai répondu : « Pourquoi je peux pas la faire ? » ; Marc m’a dit : « Hein ? Tu veux la faire ? ». Un grand moment d’incrédulité, ha ha.

Marc : Ça faisait longtemps que j’avais ce projet dans mes tiroirs, mais je ne parvenais pas à trouver la bonne personne pour le mettre en images. Comme l’a dit Cy, à force de dédicacer ensemble, on est devenus amis et j’ai eu envie d’avoir son avis sur le projet. Le reste, c’est une simple technique de psychologie inversée pour lui donner envie de le dessiner (mais chuuut). Le fait qu’elle décide de plonger avec moi dans cette aventure à des années-lumière de ce que nous avons l’habitude de faire m’a confirmé que cette histoire méritait de voir le jour !

Comment travaillez-vous ensemble ? Notamment, Cy, c’est la première fois que tu travailles avec un coauteur. Est-ce que tu interviens dans le scénario ?
Cy. : Je suis surtout intervenue au tout début. Le premier jet de Marc était un épisodique : chaque BD avait son intro, son développement, sa fin et se suffisait à elle-même. C’était aussi très axé comédie. Moi, je n’avais pas envie de ça dans un univers aussi cool. J’ai dit à Marc que je serais partante uniquement s’il basculait son récit sur une grande histoire, avec des enjeux, du développement, de l’engagement, au long cours. Ça le bottait, et il m’a donc sorti une histoire avec un prévisionnel de : « 6 tomes, ça te va, Cy ? » « NON, ÇA VA PAS, MARC, T’ES ZINZ, 4 TOMES MAXIMUM. » « OK, mais des gros alors. » Vous avez le tome 1 entre les mains, encore trois à faire ! Maintenant, j’interviens encore sur le scénario, mais plus en surface. Disons que j’ai le beau rôle : Marc se tape à construire les murs, à faire toute la plomberie, l’électricité, il pose la déco, et moi, j’arrive en disant : « Mmmh… pas ouf, le papier peint. » Ha ha !

Marc : Les retours de Cy sur mes scénarios me rassurent énormément. C’est toujours très difficile de raconter une histoire que les gens comprennent sans être dans votre tête. Et niveau rythme et cohérence, c’est aussi hyperimportant d’avoir un retour extérieur, car à force d’avoir la tête dedans, on finit par avoir du mal à prendre le recul nécessaire. À côté de ça, il peut aussi y avoir des remarques par rapport à sa vision de dessinatrice. Ce que j’imagine n’est pas toujours évident à retranscrire en dessin. Elle me propose alors des alternatives. L’important, c’est d’être sur la même longueur d’onde, se faire confiance et ne pas avoir peur de vexer l’autre puisqu’on oeuvre tous les deux pour tirer l’histoire vers le haut !

Cy, graphiquement, peux-tu nous parler un peu de ta méthode de travail ? Comment as-tu envisagé ce nouveau projet par rapport à Radium Girls ?
Cy. : La BD est entièrement faite au traditionnel, à l’encre. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment la couleur directe, le papier, le lâcher-prise que nécessite une technique sans ctrl + z. Je ne voulais pas reprendre le traité aux crayons de couleur dans les violets, qui est vraiment propre à Radium Girls. Là, on est sur de l’aventure, de la fantasy, des pirates ! Il me fallait des couleurs plus vives, une technique qui s’adapte au scénario de Marc.

D’ailleurs, j’ai cru comprendre que dessiner les bateaux était une véritable passion chez toi. Comment t’es-tu documentée en la matière ?
Cy. : Ha ha ha. Ha. Les bateaux, c’est comme les vélos, les chevaux, des trucs que j’évite de dessiner parce que c’est… chiant. Sauf que forcément, là, j’allais pas pouvoir y couper. Surtout que dans le tome 1, y a pas n’importe quels bateaux, y a l’équipage de Christophe Colomb avec la fameuse Santa Maria. Dans mon malheur, j’avais un atout de taille : un père passionné de modélisme naval ! En plus de me fournir en documentations, il m’a réalisé une maquette de ce bateau mythique pour m’aider à la dessiner sous toutes les coutures. Un vrai trésor.

Marc, on te connaît davantage pour tes BD humoristiques et satiriques. Comment situerais-tu cette série par rapport au reste de ton oeuvre ?
Marc : D’un côté, ça n’a absolument rien à voir avec ce que j’ai pu faire par le passé, même en jeunesse, mais de l’autre, je pense qu’on retrouve quand même une forme d’humour qui m’est chère. J’aime alléger la tension de l’histoire par des traits d’humour, c’est le dénominateur commun de toutes mes bandes dessinées. Il y a aussi l’envie de parler de thèmes importants de façon détournée. Mais clairement, c’est un nouveau chemin que je débute. J’ai toujours voulu raconter des histoires dans des univers imaginaires. C’est chose faite et ce n’est, je l’espère, que le début !

C’est vrai qu’on retrouve ta patte dans la rythmique et le soin apporté aux dialogues. Comment les travailles-tu ?
Marc : J’ai beaucoup de mal à lire des BD dont les dialogues ne sonnent pas naturel. L’ironie, c’est qu’au début de ce projet, j’écrivais des dialogues un peu mous, au langage parfois trop soutenu, ce que je pensais être une espèce de règle immuable dans la BD. Puis Cy est arrivée comme une tornade en me disant : « Mais pourquoi tu les fais parler comme ça alors que tes personnages sonnent juste, d’habitude ?! ». Excellente question, Cy, je te remercie de me l’avoir posée. J’ai donc essayé de revenir à mes instincts et de faire parler les personnages à ma façon, avec un rythme naturel et des punchlines.

Comment définirais-tu le genre d’Ana & l’Entremonde ? C’est de l’aventure, une quête initiatique ?... Une BD pro-platistes ?
Marc : Qu’est-ce qu’une aventure sans quête initiatique ? C’est un peu tout ça à la fois. C’est l’histoire de personnages propulsés dans un univers incroyable. C’est une histoire de déracinement, un questionnement sur la façon dont on se construit loin des siens, sur comment on arrive à se créer sa propre famille. C’est aussi une ode au dépassement de soi et à l’entraide, car l’un ne va pas sans l’autre. Quant à cette idée de terre plate, c’est surtout une formidable excuse pour rebattre totalement les cartes de notre monde. C’est un prétexte fantaisiste qui sert ici à raconter des histoires universelles.

Vous êtes tous deux des auteurs engagés. Comment cette dimension militante transparaît dans cette nouvelle série, qui plus est à destination d’un jeune public ? Cet « Entremonde » est-il finalement si différent du nôtre ?
Cy. : Le militantisme au sein d’une oeuvre peut transparaître de plusieurs façons : en fer de lance ou en toile de fond. C’est cette dernière que nous avons choisie. Certains questionnements « terriens » n’ont aucun sens dans l’Entremonde. Des choses qui régissent littéralement notre Société, comme le genre, par exemple, ne sont même pas un sujet. Mais attention, ce monde est loin d’être idyllique, il a aussi ses problèmes qui nous permettent de poser et de traiter des questions d’actualité tels que « l’autre », l’immigration, la représentation…
Marc : Cela parle aussi de liberté. Sommes-nous condamnés, peu importe la civilisation, à renoncer à notre liberté pour servir les ambitions et l’appétit de chefs parfois autoproclamés, mégalomanes et égocentriques ? Ana passe d’une vie d’orpheline dépendante des quelques pièces d’un employeur d’enfants à un monde régi par un système mafi eux corrompu et liberticide. Sa rencontre avec Sam va lui montrer qu’on peut refuser de suivre les règles injustes et s’affirmer en tant qu’individu libre.

Un homme-loup, un personnage sans corps, des lampes humaines, un cacatoès chef de gang… Comment avez-vous construit l’univers graphique de l’Entremonde ? Quelles autres surprises nous attendent pour la suite ?
Cy. : Les inventions graphiques sont un mélange de nos deux inspirations. Dès le début, Marc avait en tête Melvin, Sasha et Barbe-Taupe, j’ai juste dealé ses idées avec mes envies pour leur donner vie. Par exemple, Barbe-Taupe était un perroquet à l’origine, mais la crête du cacatoès rend le personnage mille fois plus expressif. La garde lumineuse vient de mon envie de faire l’Antre de la Main, un lieu complètement dans les ténèbres, et de ma passion pour les clairs-obscurs. Pour la suite, on vous réserve un bestiaire tout aussi salé.
Marc : J’ai très vite eu envie de jouer sur les codes des histoires de pirates traditionnelles. Il y a tellement de choses possibles et imaginables dans un monde aussi vaste… C’est presque frustrant d’être limité par le nombre de pages tant on aimerait en montrer toujours plus. Mais bon, c’est la faute de Cy (ne lui répétez pas, svp).

Il y a déjà une sacrée galerie de personnages dans ce tome 1, vous en avez un préféré ? Et pourquoi est-ce Melvin ?
Cy. : Ha ha, Melvin est vraiment un cool personnage (Robin, notre éditeur et personne en charge de cette interview, lui nourrit une passion déraisonnée), mais pour ma part, le plus fun à dessiner, c’est Barbe-Taupe : le personnage est too much, et je peux vraiment m’amuser avec ses expressions faciales. Pour le reste, trop dur de choisir un personnage en particulier, ils ont tous leur forces et faiblesses, et surtout une évolution à venir !
Marc : Difficile de choisir tant je les aime tous d’un amour foufou. Ils ont chacun une personnalité et un rôle qui leur sont propres. J’ai une relation presque paternelle avec Ana (ce qui ferait de moi un père horrible vu les aventures atroces qu’on lui fait vivre), Melvin a un côté ronchon et comique (un peu comme Cy) que j’adore. Sasha est à la fois spirituel et mystérieux, Sam a un caractère bien trempé et on sent qu’elle a un sacré vécu, Colomb est absurde et ridicule, etc. Bref, je les aime TOUS !

 

Livres liés

Ana et l'Entremonde - Tome 01
9782344047972
Par l'ouest, vers les Indes
Collection : 
21.09.2022