Interview croisée de Yuji Kaku (Hell's Paradise) et Kentaro Miura (Berserk)

La naissance de Hell’s paradise et Berserk
Miura : Quel âge avez-vous ?
Kaku : J’ai 33 ans… enfin, je crois ? (Il se tourne vers son éditeur et l’interroge du regard. Après vérification, il s’avère qu’il a 34 ans.)
Miura : D’après ce qu’on m’a dit, avant d’être mangaka, vous étiez éditeur, n’est-ce pas ?
Kaku : Oui, en effet, mais pas très longtemps…
Miura : « Je voulais être mangaka, mais j’ai d’abord été éditeur… » C’est ce type de parcours là ?
Kaku : Oui, c’est ça… Petit, j’adorais les mangas, et mangaka, c’est le métier qui fait rêver quand on est enfant, alors j’en dessinais. Néanmoins, quand j’étais au lycée, puis à l’université, je ne m’imaginais pas pouvoir devenir mangaka. J’avais malgré tout envie de travailler dans le milieu des mangas, et je me suis dit qu’éditeur, ça pourrait être bien…
Miura : Ah, d’accord… Vous dessinez très bien. Vous avez étudié dans une école d’art ?
Kaku : Oh la la, c’est flatteur ! Mais non, je n’ai fréquenté aucune école de ce genre-là.
Miura : Vraiment ? Aucun club de dessin ou d’école d’art ?
Kaku : Non… Enfin, à l’université, j’étais dans un club, mais c’était celui du théâtre de marionnettes.
Miura : Oh…
Kaku : Ça m’a donné l’occasion de créer des designs pour des marionnettes.
Miura : Je vois. Chez vous, le dessin est donc vraiment un don.
Kaku : Non, n’en rajoutez pas ! Je vous avoue que je suis très curieux de savoir comment vous, Monsieur Miura, vous parvenez à un tel niveau de dessin, et de quelle manière vous avez appris à dessiner.
Miura : Je dessine depuis que je suis tout petit. Ma mère donnait des cours de dessin. D’aussi loin que je me souvienne, j’étais assis au fond de sa classe et je gribouillais.
Kaku : Ah bon ?!
Miura : Mes parents ont étudié à l’université d’art de Musashino. Dans sa vie professionnelle, mon père a réalisé des story-boards pour des publicités, et j’ai donc grandi dans un environnement très favorable au dessin. C’est peut-être grâce à ça que j’ai développé quelques facilités… À l’école, j’étais très moyen dans toutes les matières, sauf en arts plastiques (rires). Ça limite forcément les choix d’orientation, mais je n’ai eu aucune hésitation à aller vers le dessin.
Kaku : Personnellement, je suis très fan de votre dessin. Parmi tout ce que j’aime, je trouve par exemple que les scènes d’action sont à la fois très puissantes et d’une grande lisibilité. C’est vraiment incroyable. En général, il y a une prédominance de l’une ou l’autre de ces qualités, ce n’est pas le cas chez vous. Mais si votre père dessinait des story-boards de publicités, vous avez certainement une prédisposition à dessiner des scènes en mouvement sous la forme d’un paysage. Montrer cela comme si c’était un bout de scène découpée, c’est très classe.
Miura : Je n’y attachais pas une importance particulière, mais de l’école primaire à l’université, mon père me montrait ses présentations de publicités, sous la forme de petits tableaux. Quand j’y repense aujourd’hui, c’était une forme proche du manga.
Kaku : Proche d’un découpage de planche ?
Miura : Oui, assez proche. Un peu comme un film, mais avec un découpage très « manga ». À bien y réfléchir, ça m’a un peu influencé.
Kaku : Lorsqu’on lit Berserk, on a l’impression que beaucoup de dessins ont été extraits d’un film. Ils apportent toutes les explications nécessaires sur le contexte et, en plus, ils donnent de l’allure à l’ensemble. Je suis très admiratif, d’autant plus que ça ne s’arrête pas là : dans certains passages, l’expression picturale est époustouflante. J’adore les visions de Guts, par exemple. C’est incroyable de parvenir à préserver ces qualités simultanément.
Miura : Je suis mangaka depuis de nombreuses années et, avec le temps, tout ce que j’ai acquis de façon désordonnée, tout ce que j’aime se retrouve lié dans mon cerveau sous la forme d’un réseau. À force, on arrive à utiliser toutes sortes de techniques avec complexité. On arrive, de façon naturelle, à faire des choix rapides parmi de nombreux éléments : l’envie de faire un beau dessin, ou un dessin qui se démarque des autres ; l’envie de présenter ça comme une vision, celle d’utiliser cela ici, et ceci plutôt là-bas…
Kaku : Il y a une part instinctive dans cette démarche ?
Miura : Au départ, on y réfléchit énormément et de façon intentionnelle, mais au fur et à mesure, les différentes techniques s’incorporent.
Kaku : Ça devient un peu le socle de votre création.
Miura : Oui, mais j’ai l’impression que c’est la publication mensuelle ou bimensuelle qui permet cette approche-là. Dans un hebdomadaire, ou encore lorsqu’on débute, si on ne réduit pas l’éventail des choix possibles, on n’arrive pas à saisir la bonne dynamique de travail.
Kaku : Oui, c’est juste.
Miura : Si on ne fait pas un tri conséquent dans ce qu’on peut faire, on n’arrive pas à faire comprendre facilement aux lecteurs quel est notre point fort. Or, pour avancer rapidement, il faut que le lecteur comprenne bien la situation. Moi, je dessine lentement, et l’idée de renoncer à quelque chose me faisait peur. C’est sûrement parce que j’ai voulu tout garder, sans renoncer, que j’ai aujourd’hui une palette d’atouts considérable. Néanmoins, il y a des cas où la profusion d’atouts atténue l’impact et fait rater l’histoire. J’ai déjà raconté ça plusieurs fois, alors vous l’avez peut-être déjà entendu, mais… (rires) pour que ça ne m’arrive pas, dans les scènes d’action par exemple, ce qui m’importe le plus, c’est de produire un « mensonge plausible ».
Kaku : Ah, d’accord !
Miura : Je vais prendre un exemple récent, facile à comprendre : Captain America. À bien y regarder, ses pouvoirs sont à peine supérieurs à ceux d’un champion olympique, non ? Pour un homme normal, on est dans le champ du possible. En réalité, c’est impossible, mais bon… (Rires.) Je suis d’une génération qui, enfant, jouait dans les bacs à sable à se prendre pour un kaijû, à être Kamen Rider ; on jouait à être quelqu’un d’autre. Ce qu’on imaginait n’était qu’une extrapolation des mouvements qu’on pouvait réellement faire avec nos propres corps. Les enfants veulent s’identifier à leur héros, et quelle que soit l’époque, ça ne change pas. Depuis peu, je me dis que c’est universel et que ça ne changera pas. C’est pour ça que je construis mes récits en m’appuyant sur l’idée que « même moi, je peux y arriver », « un truc pareil, si je fais de la musculation, je peux le porter ».
Kaku : Ce que vous dites me semble très convaincant. Hormis les scènes d’action, moi aussi, dans mes histoires, j’intègre à petites doses des éléments réels dans la fiction. Il y en a peu, du coup, on les remarque d’autant plus, et je pense que ça contribue au plaisir de lecture.
Miura : Moi, je ne suis pas un maître de sabre, ni un spécialiste de kendo. Pourtant, je dessine un manga de cape et d’épée. Du coup, si j’avais fait le choix de dessiner un manga très pointu sur le sujet, j’aurais pris le risque qu’on voie les défauts. Il y a des gens bien meilleurs que moi dans ce domaine, et je me suis dit que je ne pouvais pas rivaliser. Du coup, j’ai veillé à ne pas faire un manga où les combats de sabre ont une place centrale. J’utilise l’épée dans un contexte inhabituel.
Kaku : Ah ! Mais oui, évidemment !
Miura : « Une épée énorme au milieu des monstres » et « un guerrier super fort avec une épée dans un milieu rempli d’autres guerriers avec des épées », ça n’a pas du tout le même sens.
Kaku : Gabimaru est un personnage que j’ai imaginé en même temps que Sagiri, qui manie le sabre. Je me suis dit que ce serait bien si j’avais un personnage qui tue au sabre et un autre qui tue à mains nues. Gabimaru est un ninja, mais je garde à l’esprit qu’il ne souffre pas trop et qu’il tue de ses mains sans faire usage de shurikens. Dès le début de la série, j’ai pris le parti d’un personnage qui garde une certaine distance avec ses propres techniques de combat.
BERSERK © Kentaro Miura 1990 / Hakusensha, Inc., Tokyo
JIGOKURAKU © 2018 by Yuji Kaku/SHUEISHA Inc.
Le réalisme amène l'empathie
Kaku : Les scènes d’action de Berserk sont extrêmement plaisantes. D’après vous, cela vient-il de la sensation de réalité qui s’en dégage ?
Miura : 70 à 80 % des scènes sont imaginaires. Les 20 à 30 % restants sont issus d’une volonté personnelle de mettre des scènes réalistes. Au Japon, particulièrement, on nous incite très fortement à « vivre des choses », mais pour les mangas, ce n’est pas forcément le cas. La plupart du temps, je crois que c’est l’imagination qui domine, non ? Mais si on s’en contente, ça devient ordinaire, et c’est donc le sens de l’équilibre qui est important. Si on ne s’appuie que sur son imagination, à moins d’avoir une créativité hors du commun, on n’obtient pas un résultat accessible au plus grand nombre. D’un autre côté, si on se focalise trop sur une quête de réalisme, ça n’intéressera qu’un nombre très réduit de personnes. Je pense qu’il faut réfléchir et se poser la question : « Qu’est-ce qui me convient, à moi ? » J’ai notamment connu cela pour les scènes de magie. Je voulais qu’on ressente que la magie était pratiquée.
Kaku : Oui, bien sûr, la sensation de réalisme…
Miura : À l’époque, j’avais fait le tour des bouquinistes du quartier de Kanda pour trouver des livres du type « Moi, je suis un sorcier ». Je n’étais pas dans une quête d’informations factuelles, mais plutôt à la recherche de points communs, d’une éthique de la magie que ces gens partageraient. Ça m’a permis de comprendre que, lors des rituels, l’impact de manière individuelle était très important. Cela vaut aussi pour l’aspect visuel de Schierke, ou l’impression qui se dégage de l’épée de Guts : il faut que les personnes qui regardent puissent s’identifier et qu’il y ait, selon moi, un ressenti individuel.
Kaku : Oui, il faut que les lecteurs puissent s’identifier à la personne ; vous ne voulez pas qu’ils soient de simples spectateurs, mais qu’ils ressentent du plaisir comme si c’était d’eux dont il s’agissait.
Miura : Oui, l’idéal, c’est que les lecteurs puissent parfaitement s’identifier au personnage lui-même.
Kaku : C’est génial. Moi, je suis très loin d’y parvenir, c’est un domaine dans lequel je dois beaucoup progresser. Dans cette optique-là, je pense que les détails, le fait de « vivre l’action » sont des parties très importantes. Bien entendu, il faut aussi d’autres éléments en arrière-plan ; ça donne de la profondeur et c’est important pour saisir la situation. Et s’il n’y a rien, ça donne évidemment un résultat creux, mais pour commencer, plus que le reste, je cherche à dessiner les détails, à faire ressentir la sensation.
Miura : Oui, vous vous en sortez plutôt bien, non ? Par exemple, le « tao », ou le « ki », ça faisait très longtemps que je n’avais pas lu ça dans un manga. Pour Berserk aussi, à un moment, il va falloir que je me lance…
Kaku : Monsieur Miura, avez-vous une approche consciente de l’équilibre à donner entre le sentiment de fiction et celui de réalité ?
Miura : Ça n’a pas de rapport avec les mangas mais, enfant, au collège, mes parents m’ont envoyé dans une classe préparatoire très cotée, et pendant trois ans, j’ai étudié comme un malade. J’ai finalement réussi à me mettre à niveau et à me positionner comme un « moyen-fort ». J’ai pu intégrer un bon lycée, mais surtout, ça m’a ouvert les yeux : « Voilà quelles sont mes capacités, voilà la quantité de travail que je peux fournir, voilà le niveau que je peux atteindre. » Faire un truc en se donnant à fond, c’était ça, l’enseignement à retirer de la classe prépa. « Connais-toi toi-même » (rires). Quand on sait quels sont ses talents et ses qualités, on sait quels atouts sortir, et comment les valoriser du mieux possible, stratégiquement.
Kaku : Je vous comprends très bien, enfin, je crois. Savoir ce dont on est capable, ou pas… Mais il est difficile d’en prendre conscience. Il ne suffit pas d’y réfléchir pour le savoir : on le découvre lorsqu’une œuvre est publiée et qu’on reçoit les critiques. C’est ça, l’expérience, non ?
Miura : Peut-être. À mon époque, il fallait un temps fou avant de pouvoir faire ses débuts de mangaka. La porte d’entrée était très étroite et il était difficile de passer, mais aujourd’hui, je crois qu’il est possible de soumettre ses travaux au regard des autres très rapidement. Que ce soit un regard de pro ou d’amateur, le travail est exposé très tôt. De mon temps, ça se limitait aux éditeurs (qui nous rembarraient) et aux amis ; qui se moquaient de nous parce qu’on avait recopié le style d’un autre, et c’était très gênant. Aujourd’hui, avec Internet, la méthode est la même, mais à plus grande échelle (rires).
Kaku : Moi, il s’est passé beaucoup de temps entre ma première publication et maintenant. J’ai avancé à tâtons. Tant qu’on n’a pas fait publier son manga, on ne sait pas de quoi on est capable. J’ai d’abord connu la vie active d’un salarié avant d’être publié, qui plus est, dans le Jump, un magazine d’adolescents, et j’ai beaucoup réfléchi à la manière d’aborder un manga pour adolescents, moi qui avais déjà une perception d’adulte.
Miura : Du coup, ce passage dans la vie active, cette perception d’adulte, dans le genre très concurrentiel du shônen manga, ça peut devenir un atout, non ?
Kaku : Vous croyez ?
Miura : Les enfants sont attirés par ce qui relève un peu du monde adulte réel, un truc vrai. Alors si vous ciblez ça… il faut peut-être que ce ne soit pas trop cynique… mais Hell’s paradise est très cynique… (Rires).
Kaku : (Rires.) Avant qu’on se rencontre, je me disais que vous étiez certainement très intelligent, et cette discussion montre que je ne m’étais pas trompé.
BERSERK © Kentaro Miura 1990 / Hakusensha, Inc., Tokyo
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Créer un manga à partir d'une seule idée
Kaku : Dans une autre interview que vous avez donnée, à la question « Lorsque vous dessinez une scène d’action, quel équivalent pourrait-on trouver à l’effet du poing qui sort de la page quand Kenshirô frappe de face dans Hokuto no Ken ? », vous avez répondu : « La partie supérieure du corps de l’adversaire qui tourne lorsque Guts tranche avec son épée ». J’ai trouvé ça très intéressant. Ça fait partie des trouvailles géniales de Berserk.
Miura : Les mangas que j’aimais à l’époque de Hokuto no Ken ou Saint Seiya, dans le Jump, avaient tous ce genre de « truc », et j’étais un peu persuadé que c’était indispensable pour faire un bon manga. Parmi eux, celui qui m’impressionna le plus, c’est l’effet des poings remplissant une case complète dans Hokuto no Ken. Pour moi, cet instant marque l’entrée du manga dans la catégorie « attraction ». La 3d ou la VR qu’on a aujourd’hui, pour moi, étaient là.
Kaku : Et pour moi, c’est justement le mouvement de sabre de Guts qui tranche son adversaire en deux, avec les deux parties du corps qui tournent. C’est là que le manga est devenu une attraction, à mes yeux.
Miura : (Rires.) Aujourd’hui, avec la technologie des images de synthèse, on peut tout dessiner, alors forcément, les « idées » – et ça concerne aussi les adaptations en animés et autres – sont désormais beaucoup moins valorisées. Mais moi, je trouve pourtant que la valeur des idées n’est pas dépassée. Quand j’étais étudiant, c’était la grande époque des Terminator et autres Robocop. Au départ, les créateurs se demandent comment représenter Robocop, et ensuite, ils le font jouer par un comédien. Le visage inexpressif de Schwarzenegger, les mouvements de la tête de Robocop, ce sont des « idées » hyper convaincantes, non ? Pouvoir le dessiner ne suffit pas. On comprend mieux et c’est plus convaincant si ça part d’une idée. Ça se transmet à plein de personnes. Moi, aujourd’hui encore, j’aime bien le côté imparfait des images de synthèse, et la SF où les gens progressaient de façon expérimentale. Je préfère le Superman avec Christopher Reeve, suspendu par des câbles pour voler, au nouveau Superman, qui vole grâce aux images de synthèse.
Kaku : Comment faire pour que cela semble vrai ? Que construire pour abandonner le vrai et lui conférer un autre intérêt ? C’est ça qui le rend plus intéressant.
Miura : Si on fait ça lorsqu’on commence un nouveau manga, je pense que ça peut donner un bon manga. On a peut-être besoin de la recette des anciens mangakas du Jump : « Une idée, un impact. »
Kaku : « L’idée » dont vous parlez, dans votre cas, elle est d’autant plus forte si elle est d’ordre graphique ?
Miura : Pas seulement graphique. Quand on cherche une idée, on mobilise toute son énergie. Une fois qu’on s’est accordé sur l’objectif à atteindre, du point de vue graphique comme de celui des idées, j’ai l’impression que tout se met en place naturellement.
Kaku : Tout se met en place en même temps. Je vois… Néanmoins, il est quand même difficile de se dire : « Bon, aujourd’hui, je ponds des idées ! »
Miura : Oui, c’est juste ! (Rires.)
Kaku : Puisqu’on parle des idées, j’ai plein de questions à vous poser sur vos nemu ! Tout d’abord, comment procédez-vous ? Dans quel ordre ? Moi, je commence par écrire la trame d’ensemble, puis les scènes les plus marquantes, et enfin, les dialogues des personnages.
Miura : Ma méthode est assez proche de la vôtre. Je réfléchis d’abord à la trame générale, puis je choisis quelle partie de quel arc ou quel chapitre je vais raconter. Vous, ensuite, ce sont les dialogues ?
Kaku : Oui, tout à fait.
Miura : Étonnamment, moi, c’est plus tard que je m’en occupe. C’est finalement très rare que je sois en difficulté sur mes nemu.
Kaku : Ah bon ?!
Miura : Si je mets les personnages en situation, ils se mettent à parler (rires), et au-delà du fait qu’ils parlent, au fur et à mesure que je dessine, ma vision de ce qui va être le thème du manga et les points importants se précisent clairement. Lorsque je pose alors les personnages dans ce contexte, ils s’en imprègnent et font le découpage qui leur correspond le mieux. Au début, mes idées ne sont pas arrêtées, elles apparaissent en même temps que j’avance. On pourrait dire que ça se rapproche de la sculpture.
Kaku : Si j’ai bien compris, au début d’un nouvel arc, d’une nouvelle histoire, l’objectif à atteindre n’est pas vraiment défini, et il prend forme petit à petit, au fur et à mesure de l’avancement.
Miura : C’est un point auquel je fais attention lorsque je dessine Berserk… Enfin, pas tant que ça non plus, mais en travaillant par arc, je réfléchis au fait de ne pas le singulariser. Quand on raconte une histoire de fantasy, je pense qu’il y a des éléments obligatoires par lesquels il faut passer tels que les sorcières, la religion, les guerres… Qui dit mer dit voilier, et qui dit voilier dit vaisseau fantôme de pirates, et monstres marins comme le kraken. Je choisis ces thèmes et je n’y touche pas. C’est banal, mais inévitable, et ces grandes lignes, je fais en sorte de ne pas m’en éloigner trop. Bien sûr, chaque personnage a sa propre personnalité, et plus on avance dans le détail, plus il y a de probabilités de s’éloigner. Dans les grandes lignes, si on ne rate pas les parties allégoriques, on peut arriver à faire une histoire marquante.
Kaku : Dans le détail de l’histoire, vous n’essayez pas de vous singulariser ?
Miura : Personnellement, je ne me suis jamais dit « Je vais vachement me singulariser ». J’ai l’impression que les mangas d’aujourd’hui jouent sur l’effet de surprise au prochain chapitre, les secrets révélés, les twists, etc., non ? Moi, quand j’essaye de lire ces mangas-là, je me dis que le dessinateur doit beaucoup réfléchir et que ça doit être pénible ! (Rires.) Je préfère prendre un truc ordinaire et le dessiner avec exagération pour essayer de séduire mon public. Au départ, j’avais un concept simple : le guerrier noir élimine les démons. J’ai pensé dessiner les aventures d’un guerrier noir, le genre d’histoire que tout le monde aime et comprend, même un collégien. Un guerrier noir, ça nous amène vers un « dark hero ». Quelle motivation pour se battre peut-il avoir ? Ce n’est pas un justicier, et la première idée qui m’est venue, c’est la vengeance. Mais ça a pris beaucoup de temps avant de trouver la main artificielle et l’épée. Au début, ce n’était pas un canon, mais c’était caché dans un bras en métal, avec une arbalète accrochée, et j’ai traîné dans les idées que tout le monde pourrait avoir. Pour l’épée, j’avais envisagé un sabre japonais. Et puis, à un moment, j’ai trouvé le bon truc, avec l’épée très grande. Une fois l’épée trouvée, la main artificielle et le canon ont suivi. Après avoir réfléchi très longtemps, avec le bon cheminement de pensées, une fois les idées posées au milieu de tout ce que j’avais dans la tête, c’est sorti du lot, « pof », naturellement.
Kaku : Ah, d’accord, je vois… Dans toutes les histoires que j’ai lues, dans tout ce que j’ai vu, il y a des choses que je veux vous demander. Moi, j’adore la gestion de l'équilibre entre la quantité des éléments de capes et d’épées, et les éléments dramatiques qui décrivent les sentiments humains. C’est un peu gênant d’avouer ça, mais je me dis que j’aimerais arriver à ça dans mon manga.
Miura : Merci beaucoup, mais évitons l’excès de compliments (rires).
Kaku : Pourtant, je vous assure que pour moi, c’est l’équilibre idéal. Puis, il y a l’équilibre, bien sûr, mais aussi la coexistence de genres opposés. Par exemple, les relations entre Guts, Griffith et Caska sont très shôjo manga ; ou encore la fin de l’histoire entre Jill et Rosine dans l’arc de Lost Children, qui fait penser à la fin des grands classiques mondiaux en dessin animé. Le mélange des genres opposés…
Miura : En réalité, et de manière étonnante, ce n’est pas « opposé ». Les gens de ma génération connaissent tous un très grand réalisateur d’animation, Osamu Dezaki, à qui l’on doit les adaptations de Ashita no Joe, mais aussi celles de Berusaiyu no bara (La Rose de Versailles/Lady Oscar) ou Ace wo Nerae! (Jeu, set et match !). Ces réalisations portent toutes la « patte Dezaki ». À l’époque, lorsque j’étais gamin, je ne comprenais pas les mangas de Berubara ou Ace wo nerae!, mais Osamu Dezaki était capable de réaliser, avec la même empreinte, des dessins animés très réalistes comme Ashita no Joe ou Gamba no Bôken (Les Aventures de Gamba). C’est pour ça que je me suis dit que moi aussi, je pouvais le faire (rires). Je me suis dit que personne ne l’avait fait en manga. Et puis, sous l’influence de Dezaki, j’ai lu Beru-bara, les mangas de Keiko Takemiya, et je me suis dit : « C’est génial ! Si émouvant ! »
Kaku : Alors ce n’est pas une logique de confrontation entre deux genres opposés…
Miura : En dessin animé, ça existait déjà et c’était fait naturellement. Alors j’ai eu la certitude que c’était faisable. Je suis bien obligé de dire qu’il faut regarder toutes sortes de choses dans la vie. Si vous voulez trouver un équilibre comme le mien, ça vaut le coup de voir les œuvres de Dezaki. Dans Ashita no Joe, il y a du romantisme ; dans Berubara, des scènes d’action très fortes. Osamu Dezaki est malheureusement décédé et c’est une grande perte…
BERSERK © Kentaro Miura 1990 / Hakusensha, Inc., Tokyo
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Les relations entre les personnages donnent naissance aux dialogues
Kaku : Dans vos mangas, on a la sensation que les dialogues sont propres à chaque personnage, qu’ils sont uniques.
Miura : On passe beaucoup de temps avec eux, et je pense que leur personnalité se construit petit à petit. Lorsqu’on crée des personnages, qu’on leur fait dire des dialogues qui leur correspondent, il est probablement important de se concentrer sur l’influence que ça va exercer sur les relations entre les protagonistes présents. Dans la majorité des dramas majeurs, les spectateurs nourrissent des attentes : « Lorsque tel personnage va rencontrer tel autre, comment vont-ils évoluer ? » Les relations passées, présentes et les relations futures qui en découlent… Si on réfléchit à ces trois éléments, les dialogues deviennent alors très réels. Dans mon cas, plus j’avance sur le terrain de la fantasy, plus je m’efforce de préserver chez mes personnages une certaine humanité, sinon ils n’auront plus aucune prise avec la réalité (rires). Du coup, quand je lis Hell’s Paradise, c’est avec curiosité et en me demandant : « Comment la relation entre ces personnages va-t-elle évoluer ensuite ? »
Kaku : Merci ! Je pense qu’il y a pas mal de mangas qui réfléchissent aux relations entre le héros, les nombreux autres personnages et leurs interactions. Dans Berserk, il y a par exemple l’histoire de Farnese, et de façon concomitante, celle où c’est Serpico qui tient les rênes. Les deux histoires prennent leur indépendance. Dans ce genre de cas – j’y pense quand je passe du temps avec mes personnages –, être trop près d’eux, ça n’en devient pas pesant ?
Miura : Au tout début, lorsque je crée mes personnages, je commence par le « héros ». Dans Berserk, c’est Guts. Ensuite, en fonction de la manière dont je veux montrer Guts, je positionne les autres personnages. Je veux montrer ces points importants que sont le fait qu’il se batte en solitaire et qu’il repousse les autres, et pour ça, Farnese est très bien. En général, on a l’eau et l’huile, n’est-ce pas ? Si on aborde Guts du côté de Farnese, c’est un homme difficile à approcher, mais si je l’aborde du côté d’Isidro, Guts devient le « gentil grand frère ». Je place les personnages ainsi pour montrer les différentes facettes de Guts. Dans Berserk, tout ne fonctionne pas parfaitement, et il faut aussi réfléchir au rôle joué par les personnages dans l’histoire. Si on veut mettre le héros en valeur, il faut commencer par placer les autres personnages pour qu’ils permettent d’exprimer sa personnalité. Ainsi, chacun va accomplir sa mission, et petit à petit, ils vont trouver leur place, naturellement.
Kaku : Ah, d’accord !
Miura : Pour moi, les « relations humaines », ce sont des rassemblements et des séparations ; des retrouvailles, et des nouvelles séparations. C’est le cas dans les taiga dramas, non ? Les personnages se séparent, mais cela permet de nouvelles rencontres. Quand on est adulte, être seul, c’est normal, ordinaire. Les rencontres qu’on fait dans la vie active et celles qu’on a faites quand on était étudiants sont très différentes. Faire des rencontres une fois que notre personnalité est construite et en faire alors qu’elle est encore en construction, ça ne revêt pas le même sens. Néanmoins, les deux sont très importantes. C’est ce que j’aimerais pouvoir dessiner. Dans Berserk, l’histoire du combat de Guts et Griffith, ça parle dans les deux cas d’un changement. De ce point de vue là, l’objectif n’est pas de savoir ce qu’ils sont maintenant, et je vais plutôt m’intéresser à l’influence réciproque qu’ils vont exercer.
Kaku : En tant qu’auteur, c’est une décision qui demande du courage.
Miura : Et vous, Kaku, vous prévoyez de faire évoluer les relations entre le héros et l’héroïne par exemple ?
Kaku : Autant que possible, comme vous venez de l’expliquer, j’aimerais pouvoir raconter comment les rencontres les contraignent à changer, et au cœur de ça, je trouverais intéressant que des personnages forts deviennent faibles.
Miura : Parce qu’il n’est parfois pas possible de préserver en même temps la puissance et l’humanité.
Kaku : Et cette difficulté est d’autant plus intéressante si l’histoire met en scène des tueurs, des gens qui ont déjà franchi une ligne, qui sont allés trop loin.
Miura : Dans Hell’s paradise, il n’y a que des types flippants ou à l’esprit tordu ! (Rires.) Du coup, les gens normaux sont peut-être ceux qu’on remarque le plus.
Kaku : Dans ce contexte, si Gabimaru devient un homme normal, j’ignore de quelle manière ça se produira, mais on va le remarquer. Vous voyez ce que je veux dire ?
Miura : Et malgré tout, en tant que héros, il faut qu’il devienne plus fort.
Kaku : Oui. Je réfléchis pas mal au fait qu’il doive garder sa stature de héros. Moi, pardon, là, c’est le fan qui parle : dans la Bande du Faucon, mon préféré, c’est Corkus.
Miura : (Rires.)
Kaku : Lorsqu’on crée l’équipe du héros, il est très important de mettre un personnage qui, jusqu’à la fin, n’aimera pas le héros, mais étonnamment, beaucoup ne le font pas.
Miura : Oui, c’est vrai. Pour la Bande du Faucon, je l’ai calqué sur les relations ordinaires de la bande de copains que j’avais au lycée. Si on arrive à mettre de vraies choses, des dramas qui semblent plausibles, alors les gens ordinaires peuvent lire, et ça devient abordable pour tous. Si par exemple on crée les personnages pour qu’ils correspondent bien à tout l’environnement spécial, ça devient une sorte de SF compliquée, difficile à lire.
Kaku : Les histoires de liens forts, de bonne entente entre compagnons, c’est assez fréquent… Il suffit d’un personnage comme Corkus pour que ça paraisse tout de suite très réel.
Miura : Avec Corkus, j’avais un très bon atout, oui.
Kaku : Je me demandais si c’était le reflet des relations avec vos amis du lycée…
Miura : Oui, pour le moins ! (Rires.) J’aimerais vraiment que les mangakas débutants n’oublient pas qu’ils ont des trésors à portée de main. Ils ont tendance à penser qu’un manga, ça se fait avec ce qu’on a dans la tête, mais j’ai envie de leur dire que leurs armes ne se limitent pas à ça.
"L'intensité très élevée" du design
Kaku : Lorsque je dessine mes mangas, il y a des parties agréables, mais aussi d’autres plus éprouvantes. Monsieur Miura, je suis très intéressé par votre character design. Devilman, de Gô Nagai, est un des mangas que j’aime, et pour moi, les designs de Gô Nagai entrent dans la catégorie « intensité très élevée ». Cette expression vient de moi. Peu importe celui ou celle qui dessinera le personnage, on retrouvera toujours les éléments « effrayant et cool » de Gô Nagai. Même si c’est un dessinateur de shôjo manga, ça restera « effrayant et cool ». C’est inhérent au design. C’est ça que j’appelle un « design à l’intensité très élevée » et c’est l’objectif que j’essaye d’atteindre.
Miura : Vous êtes jeune, mais vos goûts sont proches de ceux de ma génération (rires).
Kaku : C’est ce que j’adore dans vos mangas. Tous vos personnages, même les nouveaux, ont une classe folle. Quelle est votre source d’inspiration pour vos designs de personnages ?
Miura : C’est exactement ce que vous dites. Ce sont tous les éléments qui me passionnaient lorsque j’étais enfant. Autrefois, je pensais que le plus important était d’avoir un design que les enfants puissent facilement reproduire eux-mêmes. Évidemment, aujourd’hui, on ne peut plus se permettre ça, mais je pense que c’est le fait de multiplier les détails qui permet de figer l’image du personnage.
Kaku : D’après vous, s’il y en a, quels sont les designs qui vous ont influencé ?
Miura : Devilman, bien sûr. Les mangas de Gô Nagai et les œuvres de Dynamic Pro m’ont beaucoup marqué quand j’étais enfant. Il y a aussi Robocop, que j’ai déjà cité, mais tout ce qui sort des années 1980-1990 est ce que je préfère ; un bon équilibre, un bon design original, et les arrangements qui font que même un adulte peut les regarder. Le Batman de Tim Burton, par exemple. Les œuvres de cette époque sont celles qui ont exercé la plus grosse influence sur moi.
Kaku : Lorsque vous réfléchissez à un nouveau design, aujourd’hui encore, ce sont les créations de cette époque qui vous viennent à l’esprit ?
Miura : Oui, en effet. Même les jeux vidéo de cette époque comme Street fighter II ou Darkstalkers… Les designs des personnages de Capcom étaient formidables, reconnaissables au premier coup d’œil.
Kaku : On devine tout de suite le caractère de chaque personnage, n’est-ce pas ?
Miura : Et puis, ils ne sont pas compliqués. Cette époque marque sûrement l’apogée de l’influence de Gô Nagai.
Kaku : Moi aussi, j’aime les designs solides. J’aimerais que beaucoup de personnes différentes dessinent mes personnages, mais l’idéal, ce serait que le fond du personnage subsiste. Moi, j’adore Devilman ou encore Ultraman, et le travail de Tôru Narita – qui a créé les designs d’Ultraman et des kaijû notamment – est sans égal. J’ai ses designs en tête quand je dessine, et quand je lis Berserk, je ressens aussi un plaisir identique.
Miura : J’ai l’impression que Tôru Narita est au-dessus du lot. Pour le design des monstres de Berserk, là aussi, j’essaye d’éviter la singularité. Par exemple, Zodd : je me suis demandé ce que ça donnerait si on dessinait de façon réaliste ces monstres présents sur les images d’illustration des ouvrages religieux du Moyen Âge. C’est comme ça qu’il est né. Je l’ai designé, sans trop le modifier, pour qu’il s’intègre en l’état dans l’univers de mon manga. Et les apôtres, les figurants, je ne les travaille pas trop, volontairement, un peu comme un dessin fait au lever du lit, sans trop réfléchir.
Kaku : Le design de Zodd est vraiment génial. Il est simple, facilement identifiable, et pourtant, il suffirait d’un détail pour qu’il tombe dans le déjà-vu, banal. Mais ce n’est pas le cas, on voit très bien la différence. Je me demande vraiment à quoi ça tient !
Miura : À mon avis, ça dépend du traitement qu’on en fait. Ses mouvements, la mise en scène vont affirmer cette impression. C’est fréquent dans les mangas ou les séries télé. Au départ, le design et la mise en scène vont de pair. D’ailleurs, dans la mise en scène, il arrive aussi qu’on quitte le récit choral pour revenir au récit originel.
Kaku : J’aime bien le fait que Zodd soit nu. Il n’est pas trop chargé…
Miura : Le mérite de la nudité, c’est un truc qu’on voit souvent dans les mangas de Kazuo Koike ou Ryôichi Ikegami (rires). Un peu comme si « un type nu = un type fort ».
Kaku : Ensuite, dans Hell’s paradise, lorsque je cherche à dessiner quelque chose de nouveau, qui se différencie du reste, l’une des inspirations est la bande dessinée.
Miura : Oh ! Vous en lisez ?
Kaku : Lorsque j’ai lu Gigantomachia, j’ai ressenti cette même atmosphère. Quelque chose des œuvres de Alejandro Jodorowsky comme Dune ou La Caste des Méta-barons. Je me suis dit que vous deviez en lire, vous aussi.
Miura : Je lis les plus connues, comme La Caste des Méta-Barons, oui. Dune, j’ai vu le film. Quand j’étais écolier, il m’arrivait fréquemment d’acheter Heavy Metal dans les librairies spécialisées. La Caste des Méta-Barons, ça doit remonter à l’époque où j’étais à l’université… Vous vous êtes bien renseigné !
Kaku : Oh, non, c’est normal ! Maintenant, ça a été traduit en japonais, on peut se les procurer facilement, c’est bien.
Miura : À l’époque, il n’y avait que les versions anglaises de Heavy Metal, alors je me contentais de regarder les images (rires).
Kaku : C’est un peu comme ne regarder que les dessins de Frank Frazetta…
Miura : Vous savez aussi que j’aime Frazetta ? Depuis quelque temps, lire des mangas me demande de l’énergie… (rires) la prose est plus facile à lire. Néanmoins, récemment, j’ai acheté quelques séries complètes en manga : Knight of Sidonia de Tsutomu Nihei, UQ Holder! de Ken Akamatsu. Je suis fan de Negima ! Le Maître magicien ! (rires.)
Kaku : Ah bon ?! C’est vrai qu’il y a de ça aussi dans Berserk. Le côté imprévisible et les nombreuses perceptions possibles.
Miura : Ce qui m’a fasciné dans Negima !, c’est la capacité de l’auteur à maintenir un tel niveau dans un magazine hebdomadaire. C’est vraiment un travail de grand professionnel. Dans un environnement aussi concurrentiel, maintenir ce niveau, qui plus est en mettant en scène à chaque fois des jeunes filles qui se trémoussent avec un air gêné, c’est impressionnant. Il a trouvé un type d’humour et il s’y tient. Donc je le lis en admirant le sacré travail accompli par Ken Akamatsu. Bien sûr, je suis un peu gêné moi aussi (rires).
Kaku : Moi aussi, je m’efforce de lire et d’intégrer ce qui est nouveau, ce qui fait l’actualité, mais si je dois citer un manga qui m’a beaucoup plu ces temps-ci, c’est Hanagami Sharaku, de Kei Ichinoseki. Ça faisait très longtemps qu’il m’intriguait, mais je n’arrivais pas à franchir le pas. Et puis, je m’y suis mis, et j’ai compris pourquoi il faisait l’unanimité.
Miura : Ah bon ? Je vais le lire ! Avec le temps, je me suis mis à relire des mangas que j’avais lus autrefois, Oi! Ryôma par exemple. J’adore les mangas de Yû Koyama. J’aimerais bien raconter des histoires aussi dramatiques et belles que Oi! Ryôma ou Ganbare Genki.
Kaku : Je suis très admiratif moi aussi, et j’adore ces mangas.
Miura : J’ai aussi relu des romans de SF, notamment Maps, de Yûichi Hasegawa.
Kaku : Oui, je connais ! C’est très bon !
Miura : J’adore ça ! C’est de la SF, mais qui n’est pas froide, et les personnages du vaisseau sont tous très bien travaillés et crédibles, c’est génial.
Kaku : L’atmosphère très particulière des œuvres de SF de cette époque est vraiment bien. C’est remarquable.
Miura : Ils ne veulent pas en faire une nouvelle adaptation en animé ? Quelle surprise quand on a annoncé l’adaptation de Toward the Terra ! Je me suis dit : « Et c’est seulement maintenant qu’ils font ça ?! » Je lis aussi beaucoup de light novel.
Kaku : Ah bon ?! Quoi par exemple ?
Miura : Ce qui m’a le plus plu ces temps-ci, c’est Alderamin on the Sky. C’est une histoire de fantasy et de guerre moderne, mais il y a notamment une vraie réflexion sur « qu’est-ce que la guerre ? ». Je lis beaucoup d’histoires du genre « contes de guerre », ou de la fantasy qui n’est pas de la réincarnation dans un autre monde. Depuis la disparition de Kaoru Kurimoto, l’auteur de Guin Saga, j’ai du mal à lire de la fantasy, et c’est peut-être comme ça que je comble le vide.
Kaku : En lisant Berserk, je me suis dit que vous intégriez de plus en plus d’éléments nouveaux. C’est très clair. Très récemment, dans l’histoire, vous avez intégré une école de jeunes sorcières. J’ai trouvé ça très bien. Vous êtes vraiment à l’écoute de ce qui se fait.
Miura : La vérité, c’est que je me laisse plutôt porter par les événements, sans trop réfléchir… (Rires.) Je n’ai jamais réussi à totalement quitter l’enfance, alors je m’efforce de préserver cette part en moi.
Kaku : Ah, je vois… La part d’enfant qui est en vous ?
Miura : Elle est encore là, peut-être uniquement par chance. Mais physiquement, si elle disparaît, ça va sûrement se ressentir aussi mentalement. Enfin, pour l’instant, ça va encore, mais c’est limite ! (Rires.) En tout cas, je ne pensais pas évoquer les mangas et animés que je regardais autrefois avec quelqu’un d’aussi jeune que vous. La plupart de mes assistants ont la quarantaine et ils ne comprennent pas de quoi je parle. Je travaille en me disant : « Finalement, personne ne me comprend… » (Rires.)
Kaku : Et moi, je suis très heureux que vous soyez aussi ouvert. Avant de vous rencontrer, j’avais imaginé un homme impressionnant, comme Guts, avec un seul œil, et je me demandais ce que je ferais si vous vouliez me frapper avec une épée en acier après que j’ai dit un truc bizarre… (Rires.)
L'instruction permet de créer des chefs-d'oeuvre
Kaku : Je vais raconter une histoire qui me concerne, mais lorsque j’ai travaillé sur la série qui a précédé Hell’s paradise, j’étais plutôt soucieux du regard d’autrui, et j’ai dessiné tout le long en pensant aux gens qui me liraient. Cependant, la série n’a pas trouvé son public et elle a été stoppée. Un peu par réaction à ça, pour Hell’s paradise, j’ai décidé de me concentrer sur ce que moi, j’avais envie de raconter, et étonnamment, cette fois, ça a plu aux lecteurs. Du coup, maintenant, je pense d’abord à prendre du plaisir et à rester concentré sur ce que je fais. Alors je me dis que le plaisir que je prends influence directement le plaisir que les lecteurs prennent…
Miura : C’est exactement ça. Si l’on n’essaye pas d’éclairer les lecteurs sur ce qui nous donne du plaisir, ça ne fonctionne pas. Les mangas à succès ont tous comme point commun de « vouloir transmettre ».
Kaku : Là, je suis vraiment très content que vous ayez prononcé le terme « éclairer » ! Depuis longtemps, je me demande comment faire comprendre ce qui me plaît, ce que je trouve intéressant. Je sais que je suis dans le vrai, j’en suis certain, mais c’est moi qui dois le faire comprendre et c’est ça le problème. J’ai conscience d’avoir des difficultés dans ce domaine, et je sens bien que je dois parvenir à m’améliorer. Si j’arrivais à exprimer 100 % de ce que j’ai envie de dessiner, je devrais arriver à toucher un large public, mais comme je ne suis pas encore assez bon, je dessine avec l’impression de ne produire que 60 % de mes intentions.
Miura : Il ne faut pas douter, il faut s’accrocher.
Kaku : Merci.
Miura : Lorsque j’ai commencé à dessiner ma série, le marché japonais de la fantasy était plutôt représenté par l’univers du jeu vidéo Dragon Quest. Il y avait aussi des jeux de rôle de table, comme Les Chroniques de la guerre de Lodoss, donc plutôt orienté jeu vidéo. Mais moi, j’aimais la fantasy qui précédait l’ère des jeux vidéo : Conan le barbare, Le Cycle d’Elric, beaucoup d’œuvres très cotées à l’étranger. Je voulais dessiner ce genre d’histoires, mais c’était un genre mineur au Japon. Pourtant, je savais que c’était bien et j’étais persuadé d’être dans le vrai. Et à l’époque, au Japon, personne ou presque ne connaissait Le Seigneur des anneaux. Aujourd’hui, c’est vu plus comme de la dark fantasy que comme de la fantasy simple. Autrement dit, la fantasy correspondait à de la dark fantasy.
Kaku : Ah, d’accord, je comprends ! Quand vous avez commencé votre série, vous n’aviez pas vraiment conscience de créer de la dark fantasy ?
Miura : Non, pour moi, c’était naturel. On me parlait de Conan comme d’un barbare de dark fantasy, et je ne comprenais pas bien.
Kaku : Ça m’arrive de penser la même chose à propos de mon manga. On m’en parle souvent comme d’un manga « cruel », mais ce n’est pas du tout l’impression que j’en ai. Je suis un lecteur de Hokuto no Ken, Kakugo no Susume, ou encore Grappler Baki, alors j’ai l’impression d’être modéré dans ce que je dessine.
Miura : C’est vrai que dans Kakugo no Susume ou Shigurui, les coups de sabre font mal… avec les organes qui sortent et tout… (rires) genre : « Attention, faites pas ça, il va mourir ! »
Kaku : Pour moi, cette sensation était très forte dans Berserk. J’étais au collège quand j’ai lu Berserk, ou encore Parasite, de Hitochi Iwaaki ; j’ai été profondément marqué. Un coup de sabre, c’est dévastateur sur un corps humain, et il y a du sang partout, évidemment, à plus forte raison quand deux types très forts s’affrontent. Et c’est intense parce que ces types se battent sans craindre de pisser le sang. Pour moi, dans une histoire avec de l’intensité, il est acquis que le sang va couler, ça n’a rien de surprenant.
Miura : Exactement. Je sais qu’on va me trouver « bizarre » de dire ça à voix haute, mais il y a un plaisir à voir un corps humain qui se fait détruire. Même si je ne sais pas trop pourquoi (rires). Et s’il y a des épées dans l’histoire, un corps découpé en pièces, c’est assez inévitable. Et dans ce cas, on doit le dessiner comme un divertissement.
Kaku : Au fait, quelqu’un dans ma famille est chorégraphe de scènes de combat, et il m’a dit avoir travaillé sur les motion captures du jeu vidéo de Berserk.
Miura : Ah bon ?! Merci pour son travail ! (Rires.)
Kaku : Lors de la phase de préparation de Hell’s paradise, je suis allé le voir pour qu’il m’explique les rudiments des mouvements liés à l’utilisation du sabre. Il m’a alors expliqué que, fondamentalement, dans un affrontement, les combattants ne rangent leur sabre qu’après la mort de l’un d’eux. Sortir son sabre du fourreau revient à pointer une arme à feu sur son adversaire et à presser la détente. Ensuite, la cible est atteinte ou pas. Je me suis dit qu’avec des sabres dans l’histoire, scènes cruelles et sang devenaient inévitables.
Miura : Lorsqu’on nous met soudainement les outils d’un tueur sous les yeux, on se demande ce qu’on va faire, et c’est ça qui va commander nos choix de construction du récit. Ça me rappelle une interview que j’avais lue, celle d’un vieil homme qui avait connu les combats rapprochés pendant la guerre en Chine. Il racontait que pour tuer quelqu’un avec un sabre, il fallait se mettre pratiquement nez à nez avec lui, sinon la blessure n’était pas mortelle. J’étais fasciné par le fait que les vrais types forts sont ceux qui passent à l’acte dans une situation où ils peuvent y laisser la vie, ceux qui ont une âme forte. Ce genre de types courageux qui passent à l’acte font de bons héros dramatiques. Enfin, bon, dans Berserk, ce n’est pas vraiment possible ! (Rires.) L’épée est trop grosse, la distance trop grande… (Rires.) À propos, lorsque vous devez faire mourir un personnage que vous avez créé et fait grandir, ce n’est pas dur à vivre ?
Kaku : Si, extrêmement ! À chaque fois que j’ai tué un personnage, je me suis dit : « Il va mourir, ici, lui… non… » Et surtout, juste avant de mourir, si je dessine leur ultime heure de gloire, je me dis « Non ! Je ne veux pas dessiner ça ! », mais dans « l’éclipse », c’est exactement ça, non ? (Rires.)
Miura : Quand on aime Devilman, c’est un incontournable ! (Rires.)
Kaku : Ça vaut pour « l’éclipse », mais aussi lorsque Griffith, très amaigri, veut se suicider dans la rivière… En lisant, je me disais : « Cet auteur est dégueulasse ! C’est trop démoniaque ! » (Rires.) C’était vraiment génial. C’était douloureux à dessiner ?
Miura : Oui, c’est dur, mais c’est une sorte de plaisir sombre. Je pense qu’on a tous en nous quelque chose de démoniaque. Cela dit, ça coïncide avec une forte baisse de popularité du manga, et ça m’a vraiment ébranlé (rires). Je me suis demandé si je ne m’étais pas complètement trompé…
Kaku : Ah bon ?! Pour moi, c’était plutôt l’inverse : j’ai adoré encore plus. J’ai vu à quel point je souffrais de faire mourir un personnage, alors dessiner une scène comme « l’éclipse », je deviendrais fou…
Miura : Moi, j’arrive à sublimer en divertissement ce qui me fait souffrir, alors c’est une sorte de mouvement perpétuel (rires). Vous connaissez bien tous les éléments de la culture de ma génération, ça m’impressionne, mais en même temps, pardon, mais vous ne devez pas être très en phase avec les gens de votre âge… (Rires.)
Kaku : Ah, je le prends comme un compliment, merci… J’avoue que c’est quelque chose qui m’inquiète beaucoup. Je me creuse les méninges pour parvenir à exprimer ce que je ressens et ainsi dessiner une histoire qui émeuve les gens, mais j’ai toujours peur d’être à côté de la plaque, d’avoir un temps de retard sur mon époque… C’est une anxiété qui ne me quitte pas.
Miura : Vous vous appuyez sur les conseils d’un chorégraphe, de quelqu’un qui a des certitudes, alors même si vous êtes décalé, vous ne mentez pas, vous êtes dans le vrai.
Kaku : C’est une belle interprétation, merci.
Miura : Comme vous l’avez dit tout à l’heure, si vous cherchez à transmettre ce qui vous semble bien, la vraie question est de savoir si vous y parvenez. J’y ai pensé en regardant vos dessins, mais vous aimez Shirato Sanpei ?
Kaku : Oui ! J’adore !
Miura : Je m’en doutais. J’ai même pensé qu’un digne héritier de Shirato Sanpei avait montré le bout de son nez à notre époque ! (Rires.)
Kaku : Avant de commencer ma série, mon éditeur m’a dit que j’avais des progrès à faire en dessin…
Miura : Quoi ?! Avec votre niveau ?! Eh ben…
Kaku : Du coup, je me suis posé des questions. J’aimais déjà beaucoup le gekiga, et je me suis dit que ce serait original d’intégrer ce style dans mon manga, alors j’ai lu et étudié des mangas de Kazuo Koike, comme Kubikiri Asa. Au début, j’ai pas mal dessiné en pensant au gekiga. Je laissais du flou sur les ombres, par exemple.
Miura : Un jeune dessinateur qui dessine comme dans Ninja Bugeichô ou Kamui-Den, j’avoue que ça m’a pas mal surpris ! (Rires.)
Kaku : J’adore le gekiga depuis très longtemps. J’adore les mangas et le cinéma, et je suis arrivé au gekiga par le cinéma. Quand j’étais étudiant, je traînais au vidéoclub Tsutaya pour tuer le temps à la recherche d’un truc intéressant à voir, et c’est comme ça que j’ai découvert les films de Takashi Ishii. Je me suis dit : « Un nouveau monde s’ouvre à moi ! » De là, j’ai fait le lien entre le gekiga et Hokuto no Ken, et la frontière a disparu. Jusqu’alors, gekiga et manga étaient séparés, mais si le mélange des genres a existé par le passé, ça doit encore être faisable aujourd’hui. C’est un peu comme ça que je vois Hell’s paradise.
Miura : Autrefois, il y avait des films d’époque avec des effets spéciaux. Henshin Ninja Arashi, par exemple. Ce genre a disparu au Japon, n’est-ce pas ? Il y a, à l’inverse, beaucoup de choses sur l’époque Sengoku, des biographies, mais les histoires de ninjas un peu absurdes ont disparu. Je vous encourage à en faire… (Rires.)
Kaku : Je ne sais pas si j’ai réussi à faire ça… En fait, je l’avoue seulement maintenant, mais je creuse la veine des films d’époque absurdes comme Kumokiri Nizaemon, de Hideo Gosha, et j’essaye de reproduire ce qu’on y ressent. Personne ne fait ça ailleurs, et je pense que ça se remarquera. Puis, mon autre thème caché, comme j’aime Berserk, c’est de dessiner des affrontements entre des hommes et des monstres géants. C’est assez plaisant de voir de petits hommes écraser de grands monstres, et comme j’adore Kamen no Ninja Akakage…
Miura : C’est vrai qu’il y avait des kaijû dedans…
Kaku : C’est un univers d’époque avec des ninjas, et il y a des kaijû qui se pointent, c’est génial. Il n’y a pas de manga de ce genre, et je me dis qu’avec ce côté vieillot, ça ne passera pas inaperçu.
Miura : J’aimerais bien voir un dessin animé de Hell’s Paradise, mais un film, ce serait bien aussi. Je me dirais : « les films d’époque à effets spéciaux ressuscitent ! » Je suis impatient de voir ça !
[1] Terme japonais pour désigner des créatures étranges, particulièrement des monstres géants des films japonais appelés « kaijû eiga ».
[2] Ken le survivant.
[3] Story-board de manga.
[4] Séries télé
[5] Séries de fiction historique.
[6] Hokuto no Ken, Ken le survivant, de Buronson & Tetsuo Hara
[7] Kakugo no Susumu, Apocalypse Zéro de Takayuki Yamaguchi
[8] Grappler Baki, de Keisuke Itagaki
[9] Le gekiga désigne les œuvres publiées dans les années 1960-1970 qui abordent des sujets graves censés correspondre aux préoccupations ou à la sensibilité des adultes.
[10] Tokusatsu, film à effets spéciaux, comme Godzilla.