Interview de Jérémy (Les Chevaliers d'Héliopolis)

Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jérémy : Depuis que je suis ado, je suis attiré par le personnage de Jodorowsky. Que ce soit son travail en BD, au cinéma ou ses livres, l'artiste complet me fascine. Et, même si c'est vrai que j'ai toujours voulu travailler avec lui, je n'imaginais pas pouvoir l'approcher. Il me paraissait inaccessible. D'autant que j'ai longtemps été très occupé par Barracuda , ma série précédente avec Jean Dufaux. Seulement, en 2014, j'ai perdu Philippe Delaby, un ami, un maître dans la BD et pour ainsi dire presque un frère. Ça a été un vrai choc. Avec Jean, j'ai accepté de terminer l'album sur lequel ils travaillaient à ce moment-là puis l'éditeur Dargaud m'a proposé de reprendre le dessin de leurs autres séries. C'était trop lourd, j'ai ressenti le besoin de m'éloigner de l'univers de Jean Dufaux qui était trop lié à la personne de Philippe. J'ai alors entamé les démarches pour rencontrer Jodo, ne serait-ce qu'en simple admirateur. Je ne me voyais pas forcément travailler avec lui tout de suite mais on a très vite sympathisé et il a accepté de faire une BD avec moi, même si on ne savait pas encore sur quoi. Voilà, comme toutes les histoires, celle de notre rencontre est assez particulière. Elle est avant tout née de ma passion pour le personnage.
Comment avez-vous créé cette histoire ensemble ?
J. : Comme Alejandro ne connaissait pas mon travail, je lui ai apporté lors de notre première rencontre un album de Barracuda. Et là, en regardant les planches, ça a été comme un déclic : les couleurs lui ont rappelé l'alchimie. Comme il avait envie d'un récit historique, nous sommes tout d'abord parti sur l'idée d'une BD sur l'alchimie au Moyen-âge. Mais après avoir fait des recherches de son côté, il m'a appelé pour me proposer de situer l'action au moment de la Révolution française. J'ai trouvé l'idée excellente. Dans l'inconscient collectif, l'alchimie est spontanément liée au Moyen-âge or là, on avait les moyens de créer quelque chose de vraiment nouveau. Ensuite, nous nous sommes inspirés de la légende des Chevaliers d'Héliopolis, un ordre qui a réellement laissé des traces dans l'Histoire, que Fulcanelli mentionne notamment lorsqu'il dédie son livre Le Mystère des cathédrales aux « FCH » (Frères Chevaliers d'Héliopolis). C'est ainsi que sont nés « nos » Chevaliers d'Héliopolis.
Graphiquement, qu'est-ce qui vous a intéressé dans cet univers ?
J. : Ce qui me plait, c'est ce mélange d'historique, de fantastique et d'aventure. Dans Barracuda, même si on était dans un contexte historique, le récit n'était pas situé dans une période bien précise. On se basait surtout sur l'imaginaire collectif lié à la piraterie. Ici par contre, les dates et le contexte sont posés. Il y a par conséquent une plus grosse rigueur à avoir. C'est pour ça que j'ai poussé mon dessin encore plus loin dans le style réaliste. Sans être obnubilé par la véracité historique, j'aime être attentif aux détails. Par exemple, pour les scènes à Versailles, il m'arrivait de vérifier sur internet si le moindre chandelier était d'époque. D'ailleurs, comme je ne fais pas de croquis et que j'attaque directement mes planches, le temps que certains passent à faire des croquis me sert, moi, à faire des recherches. J'accumule la documentation et une fois que j'ai tout ce qu'il me faut, je peux créer mes planches, mes décors et je peux voyager dedans. C'est ce qui importe le plus dans le dessin, selon moi : comprendre où l'on est et bien sentir les choses. À partir du moment où je visualise bien en 3D les lieux où se situe l'action, je peux facilement déplacer ma caméra à l'intérieur pour trouver mes différents angles de vue.
Scènes d'action, séquences oniriques, reconstitutions historiques, décors riches en détails... l'album est généreux à tout point de vue. Quel a été votre plus grand défi ?
J. : Comme je le disais plus haut, même si on verse parfois dans le fantastique ou l'imaginaire, on situe toujours l'action dans des lieux existants : la chambre de Marie-Antoinette, le château de Versailles, le palais des Tuileries, la rue Rivoli... Toutes ces représentations nécessitaient énormément de recherches. Je prends un exemple : la scène de fin du tome 1 dans laquelle le héros se bat en duel avec trois personnages, se passe dans la salle des théâtres du palais des Tuileries. Il n'en reste plus rien puisqu'elle a totalement brûlé et j'ai donc dû me baser sur des plans d'architecture de l'époque. Autre exemple concernant la fin qui se passe en 1815. À cette époque-là on trouve beaucoup de représentations des soldats qui servaient Napoléon mais quasiment rien sur la garde royale de Louis XVIII, son règne ayant été un peu « oublié » de l'histoire... J'ai donc passé beaucoup de temps à faire des recherches, même si je ne vois pas ça comme une contrainte. Ça fait aussi partie du plaisir. On pourrait croire que les principales difficultés sont justement dans ces architectures ou ces décors que j'essaie de rendre impressionnants, mais ça reste de la technique pure. Non, le plus dur c'est de chercher le bon angle de vue dans la mise en scène ; l'émotion des personnages ; trouver l'expression qui sonne juste... Le spectaculaire n'est pas forcément le plus difficile.
En ce qui concerne le casting des personnages, vous inspirez-vous d'acteurs, de personnages existants ?
J. : Je faisais ça pendant un moment sur Barracuda. Mais maintenant, j'essaie davantage de visualiser une idée du personnage. Jodo m'avait parlé du personnage principal qui est hermaphrodite. Or comme j'avais déjà fait un personnage similaire dans Barracuda, qui correspondait exactement à la description qu'il m'en faisait, il fallait que je trouve autre chose. Ce n'était pas possible pour moi de faire exactement le même personnage. Je me suis alors rappelé Jared Leto en travesti dans Dallas Buyers Club. Je me suis dit : voilà un acteur qui a un faciès qui peut être hermaphrodite tout en gardant une certaine virilité. Donc, même s'il n'y a pas de véritable similitude physique entre les deux (ou alors involontaire), j'ai pensé à cet acteur pour donner de la force à mon héros. Ce n'est pas parce qu'il est hermaphrodite qu'il faut jouer des clichés. Au contraire, il faut surprendre les lecteurs avec un personnage qui véhicule une vraie force, à travers son physique, bien sûr, mais aussi son regard, ses expressions... un personnage qui dépasse les idées reçues. D'ailleurs, plusieurs personnes qui ont lu la BD m'ont dit qu'elles avaient oublié qu'il s'agissait d'un hermaphrodite. C'était le but aussi : parvenir à faire oublier cette histoire de sexualité ; s'attacher au personnage pour ce qu'il fait, pas pour ce qu'il est.
Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous travaillez ensemble ?
J. : Nous avons une idée globale de l'histoire qui reprend les 4 étapes du travail alchimique. Chaque tome décrit une étape que subit le héros pour, normalement, accéder au tome 4 à l'élixir de longue vie et vivre 300 siècles. Je peux vous raconter la fin car, évidemment, ce qui est intéressant avant tout, c'est de raconter comment il va faire pour y arriver : quels sont les épreuves, les obstacles, les adversaires qu'il va rencontrer ? Si le tome 1 se concentre sur le personnage principal, on verra plus en détails dans le tome 2 le rôle que ces fameux Chevaliers d'Héliopolis vont jouer sur l'histoire avec un grand « H ».
La mission du héros ne sera alors plus liée à son cheminement personnel mais à une menace à laquelle tout son ordre doit faire face. Pour les tomes 3 et 4, nous avons plusieurs pistes de personnages, de lieux, de moments historiques à traiter qui peuvent encore être ajustés. Voilà pour la trame principale. Ensuite, nous discutons régulièrement pendant des heures au téléphone des différentes scènes que Jodo a imaginées. Contrairement à la plupart des autres scénaristes, il ne se fixe aucune limite et, de temps en temps, mon rôle est aussi de jouer le garde-fou. Même si j'adore le génie et l'audace dont il sait faire preuve, il ne faut pas oublier qu'on reste sur une série qui se veut grand public. Lui-même reconnait qu'il va parfois trop loin ! On a donc un véritable dialogue avant qu'il n'écrive au propre. Puis il m'envoie un déroulé du scénario, sans aucune description de mise en scène, qui me laisse énormément de liberté pour l'interprétation. J'adapte alors le récit en cases et en planches, je le construis pour qu'il rentre dans un album de 54 pages. Je n'aurais certainement jamais pu commencer dans la BD avec un scénariste qui laisse autant de liberté, mais maintenant j'adore ça. Il faut dire que j'ai été à bonne école avec Jean Dufaux pour ce qui est du travail de découpage et de mise en scène. Quand il voit les planches au crayons, Jodo les valide ensuite en général assez vite. Il ressent sur les pages que je me suis approprié son scénario, qu'on est en phase. Si je voulais faire une formule, je dirais qu'il y a une vraie alchimie entre nous.
Quelles sont vos influences en matière de dessin ?
J. : J'ai commencé dans la bande dessinée à 17 ans comme coloriste sur Murena . J'étais alors influencé par les dessinateurs réalistes : Philippe Delaby, bien sûr, mais aussi Marini, Rosinski ou Boucq. Puis, dans Barracuda , j'ai vraiment pu travailler mon style en m'essayant à tout ce qui me plaisait – on peut même parfois y retrouver une petite touche manga. Ce qui fait qu'aujourd'hui, à plus de 30 ans, j'ai évolué. Je ne suis plus dans le même état d'esprit. Ce qui m'inspire avant tout maintenant, c'est l'histoire que je raconte. Comment adapter au mieux mon dessin pour elle. Évidemment, je continue à lire ce que font tous les grands dessinateurs cités plus haut, mais je ne cherche plus à examiner leur technique. À vrai dire, je suis ravi de pouvoir à présent lire des BD qui me plaisent sans passer par l'analyse, sans avoir l'oeil d'un juge.