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Interview d'Alejandro Jodorowsky (Les Chevaliers d'Héliopolis)

En librairie depuis le 17 mai, Les Chevaliers d'Héliopolis est la nouvelle série d'Alejandro Jodorowsky qui s'est ici associé aux talents de Jérémy, le jeune dessinateur de Barracuda.

Nous avons eu l'immense honneur de rencontrer le maître pour lui poser quelques questions sur cette oeuvre qui mêle habilement les secrets de l'alchimie aux arcanes de l'Histoire. Entretien avec l'un des plus atypiques et des plus géniaux créateurs du 9e Art...

 

Pourquoi avez-vous voulu raconter cette histoire ?

Alejandro Jodorowsky : Toute ma vie, j'ai été artiste. J'ai la chance de vivre en faisant les choses par plaisir, ce qui veut dire que je n'ai jamais vraiment travaillé. Donc quand vous me demandez « pourquoi avez-vous fait ça ? » je n'ai pas de réponse. Nous, les artistes, on ne fait pas les choses pour une raison particulière. On fait les choses parce qu'on doit les faire. Jérémy a exprimé le désir de travailler avec moi. J'ai regardé son style et il m'a beaucoup plu. J'ai constaté qu'il aimait dessiner de l'historique et je me suis mis en tête d'inventer un récit historique. Ce n'est pas forcément le registre dans lequel je suis le plus à l'aise mais j'avais déjà fait Borgia et Le Lama blanc, donc je sentais que je pouvais le faire. Après réflexion, j'ai décidé d'écrire sur l'histoire de France, et d'y mêler l'alchimie, qui m'intéresse beaucoup en ce moment. J'ignorais à quel point je collais à la réalité ! Car en faisant des recherches, je me suis rendu compte que l'ésotérisme a joué un rôle très important sur l'histoire de France...

Pourquoi le mythe du roi Louis XVII vous a intéressé ?

A. J. : Je peux vous répondre en inversant la question : comment ne pas s'intéresser à un roi qui a disparu ? Louis XVII est un personnage très mystérieux. On ne sait pas vraiment s'il est mort à la prison du Temple, s'il a été assassiné, s'il est mort de maladie, on a inventé plein de choses à son sujet. Il est devenu une légende. Comment ne pas s'intéresser à ça ?

Vous disiez tout à l'heure que l'historique n'était pas votre registre de prédilection...

A. J. : C'est évidemment plus laborieux que pour L'Incal où j'inventais tout ! D'autant que dans Les Chevaliers d'Héliopolis, on a affaire à l'histoire de la France. C'est sacré. Il faut faire très attention, les spécialistes sont à l'affut des moindres détails. J'ai donc dû lire des tonnes de livres, me documenter énormément. Ça demande beaucoup plus de travail, mais c'est passionnant. En ce moment, par exemple, je travaille sur des séquences qui mettent en scène Napoléon pendant sa campagne d'Égypte. Et je découvre à chaque fois de nouvelles anecdotes incroyables : quand Napoléon a dormi une nuit dans les pyramides, quand il est entré dans le Sphinx, quand il s'est déguisé en Arabe pour entrer à Alexandrie défendue par une troupe d'enfants... Ce sont des bases véridiques sur lesquelles je peux m'appuyer pour faire fonctionner mon imagination et inventer de nouvelles choses. Et j'adore ça. Parce que l'histoire réelle et moi, on avance ensemble.

Sur 4 tomes, le héros va passer par les 4 étapes du travail alchimique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

A. J. : Si je devais décrire chaque étape de l'alchimie, ça prendrait mille pages ! C'est très difficile, c'est comme résumer la psychanalyse de Freud. Pour faire simple, l'alchimie pense que la matière est en évolution. Que les métaux sont tous destinés à devenir de l'or. Même le plomb, la matière la plus vulgaire, va devenir de l'or, la matière plus précieuse. C'est-à-dire qu'il va devenir spirituel. C'est ça, l'or : la spiritualité. Alors l'alchimie essaie de faire en sorte que ce processus ne dure pas des millions d'années, mais le temps d'une vie humaine. L'alchimie permet d'accélérer l'Histoire, d'arriver à la perfection plus vite. Ou alors de vivre plus longtemps, pour voir le processus se faire. En réalité, on est proche des préoccupations de la science actuelle, qui veut nous faire vivre de plus en plus longtemps. Parce que tout le monde a peur de la même chose. Personne ne veut mourir.

La transition spirituelle se fait par contraste, par dualité : le bien et le mal, le réceptif et l'actif, le doux et le rugueux. Chez les Chinois, ce sont le yin et le yang : le noir et le blanc. Tandis que de l'autre côté de la planète, chez les Aztèques, c'est le rouge et le jaune. L'alchimie, combine tous ces contrastes en 4 étapes qui vont du noir au jaune. De la matière à la lumière, de l'animalité à la spiritualité. C'est comme un escalier : noir, blanc, rouge, jaune.

Les Chevaliers d'Héliopolis dont vous vous inspirez ont-ils réellement existés ? Qui sont-ils ?

A. J. : C'est exact. Ce sont de vrais personnages mystérieux, qui ont affirmé avoir réalisé le travail alchimique pour vivre 300 siècles. Parmi les neuf chevaliers que j'ai réuni dans mon histoire (qu'on découvrira plus précisément dans le tome 2), se trouve un alchimiste nommé Fulcanelli dont une légende raconte qu'il a rajeuni avec les années. C'est dans un de ses livres qu'on trouve pour la première fois la mention de ces « Chevaliers », liés à un temple situé en Égypte : le temple d'Héliopolis, qui signifie littéralement « le culte du soleil. ».

Parmi eux, on trouve aussi le comte de Saint-Germain, qui avait conseillé à Louis XV d'envahir la Corse et probablement précipité l'émergence de Napoléon, ou encore Nostradamus qui avait prédit sa naissance et le fait qu'il parte à la conquête du monde !

Comment travaillez-vous avec Jérémy ?

A. J. : C'est assez particulier parce que je suis un vieillard, j'ai un pied dans la tombe. Tandis que lui, il est jeune, il a à peine un pied dans le monde ! Mais c'est très agréable pour lui comme pour moi parce qu'on a 2 mentalités différentes. Je discute beaucoup avec lui pour le connaitre psychologiquement, voir ce qui lui plait et ne lui plait pas. Chaque dessinateur a ses limites. Moebius, tout génie qu'il était, ne savait par exemple pas dessiner de cheval mort. Alors je n'ai jamais mis de cheval mort dans ses histoires, parce que je le connaissais. C'est pareil pour Jérémy : j'essaie de percer quel est son caractère avant d'écrire pour lui. Or j'ai découvert en lui un caractère idéal pour la bande dessinée. Il est idéal parce qu'il est humble. Il s'en fiche de la gloire. Il aime le dessin et il est perfectionniste dans ce qu'il fait. Il va chercher les moindres détails, quels sont les uniformes, les décors, etc. Et même si moi par exemple je fais une erreur de date, il me corrige ! Ensuite, il travaille rapidement, ce qui permet une vraie fluidité dans l'histoire et de ne pas perdre le public d'un volume à l'autre. Le public est passionné, on écrit l'histoire aussi avec lui. Et enfin, Jérémy est honnête. Il ne triche pas. Il ne va pas se mettre à faire quelques taches pour évoquer une armée par exemple. Vraiment, il est parfait. C'est un pur plaisir de travailler avec lui. Il sait que je le comprends, que j'écris spécialement pour lui. Alors il se sent bien, et moi je suis ravi.