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Interviews de Jodorowsky et Jérémy

L'ALCHIMIE DE DEUX GRANDS AUTEURS

Écrivain, cinéaste et poète mystique de renommée mondiale, Alejandro Jodorowsky est également l’un des plus grands scénaristes de bande dessinée de tous les temps, contributeur majeur au genre du fantastique. Pour ses créations, « Jodo » a toujours aimé s’entourer de « guerriers » aux traits aiguisés, dont Jérémy pour sa dernière grande saga ésotérique Les Chevaliers d’Héliopolis. Découvrez leurs interviews.

Interview d'Alejandro Jodorowsky

Pourquoi avez-vous voulu raconter cette histoire ?

Jérémy a exprimé le désir de travailler avec moi. J’ai regardé son style et il m’a beaucoup plu. J’ai constaté qu’il aimait dessiner de l’historique, donc je me suis mis en tête d’inventer un récit historique. Après réflexion, j’ai décidé d’écrire sur l’histoire de France, et d’y mêler l’alchimie, qui m’intéresse beaucoup en ce moment. J’ignorais à quel point je collais à la réalité ! Car en faisant des recherches, je me suis rendu compte que l’ésotérisme a joué un rôle très important sur l’histoire de France…

Quelles sont les difficultés auxquelles on fait face quand on doit écrire un récit historique ?

C’est évidemment plus laborieux que pour L’Incal où j’inventais tout ! D’autant que dans Les Chevaliers d’Héliopolis, on a affaire à l’histoire de la France. C’est sacré. Il faut faire très attention, les spécialistes sont à l’affût des moindres détails. J’ai donc dû lire des tonnes de livres, me documenter énormément. Ça demande beaucoup plus de travail, mais c’est passionnant. Pour le tome 2, par exemple, j'ai travaillé sur des séquences qui mettent en scène Napoléon pendant sa campagne d’Égypte. Et je découvrais à chaque fois de nouvelles anecdotes
incroyables : quand Napoléon a dormi une nuit dans les pyramides, quand il est entré dans le Sphinx, quand il s’est déguisé en Arabe pour entrer à Alexandrie défendue par une troupe d’enfants… Ce sont des bases véridiques sur lesquelles j'ai pu m’appuyer pour faire fonctionner mon imagination et inventer de nouvelles choses. Et j’adore ça. Parce que l’histoire réelle et moi, on avance ensemble.


Les Chevaliers d’Héliopolis dont vous vous inspirez ont-ils réellement existés ? Qui sont-ils ?

C’est exact. Ce sont de vrais personnages mystérieux, qui ont affirmé avoir réalisé le travail alchimique pour vivre 300 siècles. Parmi les neufs chevaliers que j’ai réuni dans mon histoire (qu’on découvre dans le tome 2), se trouve un alchimiste nommé Fulcanelli dont une légende raconte qu’il a rajeuni avec les années. C’est dans un de ses livres qu’on trouve pour la première fois la mention de ces « Chevaliers », liés à un temple situé en Égypte : le temple d’Héliopolis, qui signifie littéralement « le culte du soleil ». Parmi eux, on trouve aussi le comte de Saint-Germain, qui avait conseillé à LouisXV d’envahir la Corse et probablement précipité l’émergence de Napoléon, ou
encore Nostradamus qui avait prédit sa naissance et le fait qu’il parte à la conquête du monde !

Comment travaillez-vous avec Jérémy ?

C’est assez particulier parce que je suis un vieillard, j’ai un pied dans la tombe. Tandis que lui, il est jeune, il a à peine un pied dans le monde ! Mais c’est très agréable pour lui comme pour moi parce qu’on a deux mentalités différentes.Je discute beaucoup avec lui pour le connaitre psychologiquement, voir ce qui lui plait et ne lui plait pas. Chaque dessinateur a ses limites. Mœbius, tout génie qu’il était, ne savais par exemple pas dessiner de cheval mort. Je n’ai jamais mis de cheval mort dans ses histoires, parce que je le connaissais. C’est pareil pour Jérémy : j’essaie de percer quel est son caractère avant d’écrire pour lui. Or j’ai découvert en lui un caractère idéal pour la bande dessinée. Il est idéal parce qu’il est humble. Il s’en fiche de la gloire. Il aime le dessin et il est perfectionniste dans ce qu’il fait. Il va chercher les moindres détails, quels sont les uniformes, les décors, etc. Et même si moi par exemple je fais une erreur de date, il me corrige ! Ensuite, il travaille rapidement, ce qui permet une vraie fluidité dans l’histoire et de ne pas perdre le public d’un volume à l’autre. Le public est passionné, on écrit l’histoire aussi avec lui. Et enfin, Jérémy est honnête. Il ne triche pas. Il ne va pas se mettre à faire quelques taches pour évoquer une armée par exemple. Vraiment, il est parfait. C’est un pur plaisir de travailler avec lui. Il sait que je le comprends, que j’écris spécialement pour lui. Alors il se sent bien. Et moi je suis ravi.

Le sacre de Jérémy par Alejandro Jodorowsky à Versailles.

Interview de Jérémy

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Depuis que je suis ado, je suis attiré par le personnage de Jodorowsky. Que ce soit son travail en BD, au cinéma ou ses livres, l’artiste complet me fascine. Et, même si c’est vrai que j’ai toujours voulu travailler avec lui, je n’imaginais pas pouvoir l’approcher. Il me paraissait inaccessible. D’autant que j’ai longtemps été très occupé par Barracuda, ma série précédente avec Jean Dufaux. Seulement, en 2014, j’ai perdu Philippe Delaby, un ami, un maître dans la BD et pour ainsi dire presque un frère. Ça a été un vrai choc. Avec Jean,
j’ai accepté de terminer l’album sur lesquels ils travaillaient à ce moment-là puis l’éditeur Dargaud m’a proposé de reprendre le dessin de leurs autres séries. C’était trop lourd, j’ai ressenti le besoin de m’éloigner de l’univers de Jean Dufaux qui était trop lié à la personne de Philippe. J’ai alors entamé les démarches pour rencontrer Jodo, ne seraitce qu’en simple admirateur. Je ne me voyais pas forcément  travailler avec lui tout de suite mais on a très vite sympathisé et il a accepté de faire une BD avec moi, même si on ne savait pas encore sur quoi. Voilà, comme toutes les histoires, celle de notre rencontre est assez particulière. Elle est avant tout née de ma passion pour le personnage.


Graphiquement qu’est-ce qui vous a intéressé dans cet univers ?

C’est ce mélange d’historique, de fantastique et d’aventure. Mais les dates et le contexte sont posés. Il y a par conséquent une plus grosse rigueur à avoir. C’est pour ça que j’ai poussé mon dessin encore plus loin dans le style réaliste. Sans être obnubilé par la véracité historique, j’aime être attentif aux détails. Par exemple, pour les scènes à Versailles, il m’arrivait de vérifier sur internet si le moindre chandelier était d’époque. D’ailleurs, comme je ne fais pas de croquis et que j’attaque directement mes planches, le temps que certains passent à faire des croquis me sert, moi, à faire des recherches. J’accumule la documentation et une fois que j’ai tout ce qu’il me faut, je peux créer mes
planches, mes décors et je peux voyager dedans. C’est ce qui importe le plus dans le dessin, selon moi : comprendre où l’on est et bien sentir les choses. À partir du moment où je visualise bien en 3D les lieux où se situe l’action, je peux facilement déplacer ma caméra à l’intérieur pour trouver mes différents angles de vue.

Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous travaillez ensemble ?

Nous discutons régulièrement pendant des heures au téléphone des différentes scènes que Jodo a imaginées. Contrairement à la plupart des autres scénaristes, il ne se fixe aucune limite et, de temps en temps, mon rôle est aussi de jouer le gardefou. Même si j’adore le génie et l’audace dont il sait faire preuve, il ne faut pas oublier qu’on reste sur une série qui se veut grand public. Lui-même reconnait qu’il va parfois trop loin ! On a donc un véritable dialogue avant qu’il n’écrive au propre. Puis il m’envoie un déroulé du scénario, sans
aucune description de mise en scène, ce qui me laisse énormément de liberté pour l’interprétation. J’adapte alors le récit en cases et en planches, je le construis pour qu’il rentre dans un album de 54 pages. Je n’aurais certainement jamais pu commencer dans la BD avec un scénariste qui laisse autant de liberté, mais maintenant j’adore
ça. Il faut dire que j’ai été à bonne école avec Jean Dufaux pour ce qui est du travail de découpage et de mise en scène. Quand il voit les planches au crayon, Jodo les
valide ensuite en général assez vite. Il ressent sur les pages que je me suis approprié son scénario, qu’on est en phase. Si je voulais faire une formule, je dirais qu’il y a une vraie alchimie entre nous.