Interview de Maëster
Dix ans ! Dix ans que Soeur Marie-Thérèse, Notre Dame de la bande dessinée qui brûle tout sur son passage, nous avait laissés orphelins de son franc-parler, de son caractère bien trempé (dans l’alcool) et de ses directs du droit bien sentis. En cause: notamment d’importants problèmes de santé qui ont convaincu l’inénarrable (mais pas inaltérable) Maëster d’associer Julien Solé au dessin pour terminer le Grand OEuvre. Loin d’un testament (Ancien ou Nouveau), cet album à quatre mains s’avère être le geste courageux d’un artiste qui, face aux épreuves de la vie, préfère trouver la rédemption dans l’humour et l'amitié.
Dix ans que les lecteurs attendaient le retour de Soeur Marie-Thérèse. Qu’est-ce qui explique cette si longue absence… et ce retour miraculeux ?
Je fonctionne à l'envie. Or, pendant plusieurs années, je n'avais plus vraiment envie ; j'avais l'impression d'avoir fait le tour de la question avec Marie-Thérèse. Au départ, c'est un personnage qui m'a servi à
exprimer mes colères et, en vivant, j'ai évolué, j'ai travaillé sur moi-même et j'avais sans doute moins de colères à exprimer. Je me suis alors trouvé en décalage avec mon personnage et, parallèlement,
mes colères je les ai exprimées différemment, en m'essayant au dessin de presse sur mon blog puis dans divers ouvrages parus ici ou là... Ayant délaissé (pour un temps) la bande dessinée, le destin qui est
taquin m'a joué un tour à sa manière : il m'a privé (temporairement) de la possibilité de continuer à faire de la BD. En 2015, j'ai fait un sérieux accident vasculaire cérébral, provoquant une hémiplégie. Et même si cette hémiplégie touche le côté gauche et que je suis droitier, je n'étais plus en état de dessiner comme auparavant…
Le choix de Julien Solé pour vous succéder au dessin a-t-il été une évidence ? Peut-on le présenter comme votre fils spirituel ?
Heu, attendez, je vous rassure tout de suite, inutile de commencer une collecte pour m'envoyer une jolie couronne ou une gerbe somptueuse : il ne s'agit pas de me succéder ! Même si j'ai effectivement failli y passer, je ne suis pas encore mort et ce n'est pas dans mes projets immédiats. Mais suite à cet AVC, j'ai pris conscience que je ne pourrais pas achever cet album, dont j'avais certes déjà réalisé la moitié des planches. Dans un délai raisonnable et par respect pour mon éditeur et pour mes lecteurs qui n'avaient déjà que trop attendu, j'ai décidé de me faire aider pour le finir. J'ai donc demandé à Julien Solé s'il voulait bien m'aider pour cet album, ce qu'il a rapidement accepté. Julien est pour moi l'un des meilleurs dessinateurs de sa génération : nous sommes allés à la « même école », celle de Gotlib, notamment
en travaillant tous deux dès nos débuts dans Fluide Glacial... Je ne souhaitais pas trouver un imitateur ; Julien a son style propre, mais je crois que son dessin est facilement dans la continuité du mien, et il le prouve magistralement ici. Oui, le choix de Julien a rapidement été une évidence pour moi, parce que je voulais un dessinateur excellent, rapide et efficace, et pas quelqu'un qui serait obligé de changer de style ou de perdre le sien... Alors, un « fils spirituel » ? Spirituel, oui, mais il est déjà trop vieux pour pouvoir être un fils, malgré toute l'affection que j'ai pour lui...
Il s’agit de la première fois que vous « partagez » Soeur Marie-Thérèse avec un autre auteur. Comment s’est déroulée votre collaboration ?
À partir du moment où il a accepté ce défi, je lui ai demandé quelques essais visuels, puis une fois cette étape rapidement franchie, je me suis penché sur la fin du scénario que j'avais en tête mais qu'il fallait mettre sur le papier afin qu'il puisse travailler dessus. Je suis avant tout un dessinateur, j'imagine mes histoires en dessins : je lui envoyais donc un découpage des planches crobardées comme je pouvais, il les mettait en place et m'envoyait les crayonnés pour validation et ensuite, il réalisait l'encrage. Il y a eu finalement peu de retouches tant il a compris très vite ce qu'il fallait faire ; c'est l'avantage de bosser avec un grand. Et il a eu à coeur de respecter mon travail, je crois, donc on n'a pas eu de problème. Même si, étant un grand dessinateur, il est de plus en plus sollicité, il a quand-même réussi à tenir les délais assez courts ; je n'aurais pas pu en faire autant... Alors bravo et encore merci Julien !
Revenons sur la genèse… comment aviez-vous eu l’idée de créer ce personnage ? Que vous permettait-il en tant qu’auteur ?
En fait, ce personnage est venu tout seul, à l'époque de mes débuts dans Fluide, je n'avais pas de personnage fixe, je faisais des petites histoires indépendantes et un jour, j'ai fait une histoire avec une bonne soeur bourrée dans un bistrot. Cette courte histoire de quatre pages m'avait laissé sur ma faim et appelait une suite. Et voilà, nous en sommes au septième album…
Quels sont les thèmes ou les nouvelles personnalités (on vous sait amateur de caricature) que vous avez choisi de traiter dans ce septième tome?
J'avais laissé Soeur Marie-Thérèse aux prises avec un géant de l'industrie agroalimentaire, il fallait que je boucle ça. Je l'ai donc envoyée devant une cour de justice, mais les lenteurs de la justice ont un peu fait traîner les choses…
Soeur Marie-Thérèse semble s’être un peu assagie avec l’âge, il est beaucoup question d’amour dans ce nouvel album. Comment expliquez-vous son évolution ?
Cet album a été notamment et essentiellement élaboré en 2015, une année funeste au cours de laquelle j'ai perdu des gens auxquels je tenais, notamment Tignous lors des attentats de Charlie Hebdo en janvier et Coyote en août. Avec mon propre accident en septembre, j'ai réalisé l'importance de certaines choses, de certaines valeurs, notamment de l'amour. Le soutien de ma femme à mes côtés dans cette épreuve n'y est pas pour rien. Je souhaitais que mon personnage de Soeur Marie-Thérèse évolue. Je souhaitais aussi le retour de Jésus : quel meilleur thème que l'amour pour réunir les deux ?
Quel avenir pour Soeur Marie-Thérèse ?
Je ne sais pas pour l'instant, cela dépendra grandement du mien. Pour l'heure, je suis toujours hémiplégique, donc ma priorité est de récupérer le plus possible de mobilité et de pouvoir reprendre le dessin, car je suis et reste avant tout un dessinateur. J’ai encore quelques belles années devant moi, et quelques idées en tête. Je n'ai pas l'intention de passer la main…