Interview de Timothé Le Boucher (Ces jours qui disparaissent)

En librairie le 13 septembre, Ces jours qui disparaissent est le troisième album du jeune et talentueux Timothé Le Boucher. Ce roman graphique en couleurs à la personnalité très marquée pose des questions fortes sur l'identité, la dualité de l'être et la perte des idéaux. Son auteur a accepté de répondre à quelques questions.
Ces jours qui disparaissent n'est que votre troisième album, et pourtant il témoigne d'une grande maturité. Comment vous est venue l'idée de ce récit atypique et depuis combien de temps l'aviez-vous en tête ?
Timothé Le Boucher : C'était à la sortie de mes études. J'avais devant moi deux choix : me lancer activement dans la bande dessinée ou bien chercher du travail dans un domaine moins risqué mais financièrement stable. Dans mes interactions avec Pôle Emploi, j'étais confronté à une ignorance totale du métier d'auteur de bande dessinée et un manque certain de considération. Beaucoup de personnes me demandaient quel était mon véritable travail en dehors de ma passion pour la bande dessinée. J'ai commencé à me questionner sur le statut social du travail et de l'aliénation qu'il engendre, quand l'idée de cette histoire m'est venue...
Cette question de la dualité de l'être taraude l'art et la psychologie depuis toujours. Pourquoi avoir choisi un angle ouvertement fantastique pour en parler ?
T. Le Boucher : C'est l'intrusion de ce surnaturel, qui agit comme un système rationnel au sein de sa propre réalité, qui est le point de départ de l'histoire. Une fois admis par le lecteur, il permet de bouleverser le quotidien du protagoniste et d'aborder plusieurs thèmes qui n'auraient pas pu être explorés avec un dédoublement réaliste. D'ailleurs, les personnages émettent plusieurs hypothèses qui tentent de déflorer ce surnaturel sans jamais avoir la certitude d'avoir trouvé la réponse.
Par quels outils de mise en scène parvenez-vous à instaurer le dialogue entre ces deux personnalités qui partagent le même corps ?
T. Le Boucher : Comme le point de vue de l'histoire se concentre sur le premier Lubin, l'Autre n'est jamais présent physiquement dans les scènes. On ne perçoit que des traces. Ils réussissent alors principalement à communiquer par vidéo interposée. C'est grâce à l'ellipse qu'un dialogue s'installe entre eux.
En effet, l'essentiel de la vie de Lubin, vécue par son double, nous est racontée horschamp. Pourquoi avoir décidé de ne garder que le point de vue du Lubin initial ? Peut-on y voir une mise en abyme de la bande dessinée comme art de l'ellipse ?
T. Le Boucher : Je favorise en général les récits à point de vue diégétique*. En suivant seulement le premier Lubin dans cette histoire, il est plus facile pour le lecteur de vivre l'intrigue à ses côtés. Je voulais que la présence de l'autre Lubin plane sur tout le récit sans jamais y être présent physiquement, d'où une utilisation importante du hors champ.
Il ne s'agit pas d'une mise en abyme de la bande dessinée mais plutôt d'un dialogue des outils narratifs avec leur médium. Je crois qu'il y a deux niveaux d'ellipses dans le récit. Une ellipse classique liée à la narration et le choix des scènes montrées, qui induit que Lubin a évolué entre deux cases ; et une deuxième qui n'est connue ni par le lecteur ni par Lubin, avant chaque réveil.
Lubin s'évapore progressivement au profit d'un double plus sérieux et plus « utile » à la société. Est-ce votre manière de nous mettre en garde contre le conformisme ?
T. Le Boucher : J'ai volontairement laissé plusieurs possibilités d'interprétations métaphoriques de l'histoire. L'une d'elle veut que les deux Lubin soient une dualité spirituelle au sein d'une seule entité. Celle-ci laisse faner ses rêves au profit d'obligations professionnelles, abandonnant progressivement toute ambition. Elle pourra les retrouver au moment de la retraite car elle récupère du « temps », élément central de l'histoire.
C'est aussi une manière de parler de cette transition délicate après les études où l'on quitte définitivement l'adolescence. J'ai vu beaucoup de personnes autour de moi travailler dans des domaines complètement différents de leurs études initiales contre leur volonté. On se retrouve confronté à un système entier qui hiérarchise les individus au nom du travail. La pression sociale et l'argent sont des éléments culpabilisateurs. Il est important de questionner ce conformisme, d'autant plus devant les évolutions profondes qui tendent à se mettre en place dans le futur.
Comment Lubin parvient-il à trouver un sens à cette existence absurde, vécue par intermittence ?
T. Le Boucher : Lubin est un héros hédoniste. J'ai travaillé sa personnalité pour qu'elle ne s'érode pas au cours des événements. Ainsi, le sens de son existence disparait mais il reste fidèle aux grandes lignes directrices de sa vie. Ce qui est tragique, c'est que son insouciance mène également à sa disparition. C'est par la fuite et le refus d'affronter ses problèmes que ceux-ci s'installent durablement.
Le récit s'étale sur une vie entière, ce qui ajoute à son côté vertigineux. Que vous offre une telle temporalité et, à l'inverse, à quelles problématiques vous confronte-t-elle ?
T. Le Boucher : La gestion du temps est très importante dans cette histoire. Lors de l'écriture, il était difficile de sélectionner les séquences tant il y a à dire sur la vie d'une personne, mais au final on est obligé de trancher. Il faut travailler les scènes afin qu'elles donnent des indices sur les nombreuses ellipses. D'ailleurs, j'ai utilisé le découpage pour créer une sensation. Au début du récit, Lubin a le temps. Les cases sont moins nombreuses et prennent plus d'espace dans la page. Ensuite, plus l'histoire avance, plus la narration se densifie. Il y a plus de cases par pages et les scènes deviennent de plus en plus elliptiques, ce qui favorise une sensation d'accélération du temps et de perte de contrôle du héros.
Vous mettez en scène des personnages non archétypaux, tant par leur physique que par leurs comportements. Est-ce un choix délibéré ?
T. Le Boucher : Je crois qu'en tant qu'auteur, on a une responsabilité sur les images que l'on véhicule car cela peut durablement s'implanter dans la culture. Il est important de questionner nos systématismes et de présenter une pluralité de modèles. Je trouve que les personnages en deviennent plus intéressants. Cela peut aussi servir la narration. Par exemple, Lubin se standardise à partir du moment où il se coupe les cheveux, ce qui donne des indices sur sa deuxième personnalité.
On dit que les auteurs se projettent sur leurs personnages. Quel Lubin êtes-vous ?
T. Le Boucher : Je suis beaucoup plus proche du Lubin qui est au centre de la narration, en de nombreux points. Mais en réalité, il est facile de retrouver des similitudes avec d'autres personnages. On réutilise forcément notre quotidien pour insuffler au récit des petites singularités. Quelles sont vos influences/références en bande dessinée, en art en général ? T. Le Boucher : J'ai des influences variées en bande dessinée mais je crois que les plus importantes viennent du manga. Osamu Tezuka, Naoki Urasawa, Yoshihiro Togashi, Junji Ito, etc. C'est avant tout le rythme de la narration qui me plait. On peut étirer ou rétracter le temps d'une action plus facilement et les scènes sont moins elliptiques que dans le standard franco-belge (48 pages/cartonné/couleurs). C'est pour ça que j'apprécie particulièrement le format « roman graphique » qui laisse une certaine souplesse dans la mise en scène. Comme je suis passionné de cinéma, j'en tire de grandes influences, tant sur les cadrages que sur les thématiques et la construction scénaristique.