Miura : Quel âge avez-vous ?
Kaku : J’ai 33 ans… enfin, je crois ? (Il se tourne vers son éditeur et l’interroge du regard. Après vérification, il s’avère qu’il a 34 ans.)
Miura : D’après ce qu’on m’a dit, avant d’être mangaka, vous étiez éditeur, n’est-ce pas ?
Kaku : Oui, en effet, mais pas très longtemps…
Miura : « Je voulais être mangaka, mais j’ai d’abord été éditeur… » C’est ce type de parcours là ?
Kaku : Oui, c’est ça… Petit, j’adorais les mangas, et mangaka, c’est le métier qui fait rêver quand on est enfant, alors j’en dessinais. Néanmoins, quand j’étais au lycée, puis à l’université, je ne m’imaginais pas pouvoir devenir mangaka. J’avais malgré tout envie de travailler dans le milieu des mangas, et je me suis dit qu’éditeur, ça pourrait être bien…
Miura : Ah, d’accord… Vous dessinez très bien. Vous avez étudié dans une école d’art ?
Kaku : Oh la la, c’est flatteur ! Mais non, je n’ai fréquenté aucune école de ce genre-là.
Miura : Vraiment ? Aucun club de dessin ou d’école d’art ?
Kaku : Non… Enfin, à l’université, j’étais dans un club, mais c’était celui du théâtre de marionnettes.
Miura : Oh…
Kaku : Ça m’a donné l’occasion de créer des designs pour des marionnettes.
Miura : Je vois. Chez vous, le dessin est donc vraiment un don.
Kaku : Non, n’en rajoutez pas ! Je vous avoue que je suis très curieux de savoir comment vous, Monsieur Miura, vous parvenez à un tel niveau de dessin, et de quelle manière vous avez appris à dessiner.
Miura : Je dessine depuis que je suis tout petit. Ma mère donnait des cours de dessin. D’aussi loin que je me souvienne, j’étais assis au fond de sa classe et je gribouillais.
Kaku : Ah bon ?!
Miura : Mes parents ont étudié à l’université d’art de Musashino. Dans sa vie professionnelle, mon père a réalisé des story-boards pour des publicités, et j’ai donc grandi dans un environnement très favorable au dessin. C’est peut-être grâce à ça que j’ai développé quelques facilités… À l’école, j’étais très moyen dans toutes les matières, sauf en arts plastiques (rires). Ça limite forcément les choix d’orientation, mais je n’ai eu aucune hésitation à aller vers le dessin.
Kaku : Personnellement, je suis très fan de votre dessin. Parmi tout ce que j’aime, je trouve par exemple que les scènes d’action sont à la fois très puissantes et d’une grande lisibilité. C’est vraiment incroyable. En général, il y a une prédominance de l’une ou l’autre de ces qualités, ce n’est pas le cas chez vous. Mais si votre père dessinait des story-boards de publicités, vous avez certainement une prédisposition à dessiner des scènes en mouvement sous la forme d’un paysage. Montrer cela comme si c’était un bout de scène découpée, c’est très classe.
Miura : Je n’y attachais pas une importance particulière, mais de l’école primaire à l’université, mon père me montrait ses présentations de publicités, sous la forme de petits tableaux. Quand j’y repense aujourd’hui, c’était une forme proche du manga.
Kaku : Proche d’un découpage de planche ?
Miura : Oui, assez proche. Un peu comme un film, mais avec un découpage très « manga ». À bien y réfléchir, ça m’a un peu influencé.
Kaku : Lorsqu’on lit Berserk, on a l’impression que beaucoup de dessins ont été extraits d’un film. Ils apportent toutes les explications nécessaires sur le contexte et, en plus, ils donnent de l’allure à l’ensemble. Je suis très admiratif, d’autant plus que ça ne s’arrête pas là : dans certains passages, l’expression picturale est époustouflante. J’adore les visions de Guts, par exemple. C’est incroyable de parvenir à préserver ces qualités simultanément.
Miura : Je suis mangaka depuis de nombreuses années et, avec le temps, tout ce que j’ai acquis de façon désordonnée, tout ce que j’aime se retrouve lié dans mon cerveau sous la forme d’un réseau. À force, on arrive à utiliser toutes sortes de techniques avec complexité. On arrive, de façon naturelle, à faire des choix rapides parmi de nombreux éléments : l’envie de faire un beau dessin, ou un dessin qui se démarque des autres ; l’envie de présenter ça comme une vision, celle d’utiliser cela ici, et ceci plutôt là-bas…
Kaku : Il y a une part instinctive dans cette démarche ?
Miura : Au départ, on y réfléchit énormément et de façon intentionnelle, mais au fur et à mesure, les différentes techniques s’incorporent.
Kaku : Ça devient un peu le socle de votre création.
Miura : Oui, mais j’ai l’impression que c’est la publication mensuelle ou bimensuelle qui permet cette approche-là. Dans un hebdomadaire, ou encore lorsqu’on débute, si on ne réduit pas l’éventail des choix possibles, on n’arrive pas à saisir la bonne dynamique de travail.
Kaku : Oui, c’est juste.
Miura : Si on ne fait pas un tri conséquent dans ce qu’on peut faire, on n’arrive pas à faire comprendre facilement aux lecteurs quel est notre point fort. Or, pour avancer rapidement, il faut que le lecteur comprenne bien la situation. Moi, je dessine lentement, et l’idée de renoncer à quelque chose me faisait peur. C’est sûrement parce que j’ai voulu tout garder, sans renoncer, que j’ai aujourd’hui une palette d’atouts considérable. Néanmoins, il y a des cas où la profusion d’atouts atténue l’impact et fait rater l’histoire. J’ai déjà raconté ça plusieurs fois, alors vous l’avez peut-être déjà entendu, mais… (rires) pour que ça ne m’arrive pas, dans les scènes d’action par exemple, ce qui m’importe le plus, c’est de produire un « mensonge plausible ».
Kaku : Ah, d’accord !
Miura : Je vais prendre un exemple récent, facile à comprendre : Captain America. À bien y regarder, ses pouvoirs sont à peine supérieurs à ceux d’un champion olympique, non ? Pour un homme normal, on est dans le champ du possible. En réalité, c’est impossible, mais bon… (Rires.) Je suis d’une génération qui, enfant, jouait dans les bacs à sable à se prendre pour un kaijû, à être Kamen Rider ; on jouait à être quelqu’un d’autre. Ce qu’on imaginait n’était qu’une extrapolation des mouvements qu’on pouvait réellement faire avec nos propres corps. Les enfants veulent s’identifier à leur héros, et quelle que soit l’époque, ça ne change pas. Depuis peu, je me dis que c’est universel et que ça ne changera pas. C’est pour ça que je construis mes récits en m’appuyant sur l’idée que « même moi, je peux y arriver », « un truc pareil, si je fais de la musculation, je peux le porter ».
Kaku : Ce que vous dites me semble très convaincant. Hormis les scènes d’action, moi aussi, dans mes histoires, j’intègre à petites doses des éléments réels dans la fiction. Il y en a peu, du coup, on les remarque d’autant plus, et je pense que ça contribue au plaisir de lecture.
Miura : Moi, je ne suis pas un maître de sabre, ni un spécialiste de kendo. Pourtant, je dessine un manga de cape et d’épée. Du coup, si j’avais fait le choix de dessiner un manga très pointu sur le sujet, j’aurais pris le risque qu’on voie les défauts. Il y a des gens bien meilleurs que moi dans ce domaine, et je me suis dit que je ne pouvais pas rivaliser. Du coup, j’ai veillé à ne pas faire un manga où les combats de sabre ont une place centrale. J’utilise l’épée dans un contexte inhabituel.
Kaku : Ah ! Mais oui, évidemment !
Miura : « Une épée énorme au milieu des monstres » et « un guerrier super fort avec une épée dans un milieu rempli d’autres guerriers avec des épées », ça n’a pas du tout le même sens.
Kaku : Gabimaru est un personnage que j’ai imaginé en même temps que Sagiri, qui manie le sabre. Je me suis dit que ce serait bien si j’avais un personnage qui tue au sabre et un autre qui tue à mains nues. Gabimaru est un ninja, mais je garde à l’esprit qu’il ne souffre pas trop et qu’il tue de ses mains sans faire usage de shurikens. Dès le début de la série, j’ai pris le parti d’un personnage qui garde une certaine distance avec ses propres techniques de combat.