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Interview de Milo Manara

Aussi à l'aise comme dessinateur que scénariste, Milo Manara s'est imposé au fil des ans comme chef de file mondial de la bande dessinée à caractère érotique. Mais son talent ne s'arrête pas là, toute une part de son oeuvre étant également le fruit de collaborations avec des artistes prestigieux comme son ami et mentor Hugo Pratt ou le cinéaste Federico Fellini. Dernière "rencontre" en date : celle de Manara avec le Caravage, dans un album qui sonne, tout en clair-obscur, comme une ode à l'art et à la beauté. 

Pourquoi avez-vous décifé de raconter la vie du Caravage ? 

Les raisons sont nombreuses, certaines sont partagées par tous les passionnés d'Art, d'autres sont plus personnelles. Tout d'abord, la vie aventureuse du Caravage se prête beaucoup à une histoire en bande dessinée, ce qui se voit encore plus dans ce second volume. Son caractère impétueux, rebelle qui l'a souvent conduit à la prison, son aversion à l'autorité, la censure dont il a été victime, son audace transgressive dans la représentation de certains nus, le fait qu'il soit constamment du côté du peuple, des humbles, des scélérats, des spadassins, même s'il était courtisé par les plus éminents cardinaux... tous ces éléments font de lui un personnage véritablement passionnant et romanesque. 

En outre, il y a l'oeuvre gigantesque de l'artiste, son énorme influence sur l'histoire de la peinture, son incroyable modernité, quasi cinématographique. Après lui, la peinture n'a jamais été la même. Ses clairs-obscurs sont violents, ses plans, ses expressions faciales sont très modernes. Et puis il y a la beauté de ses femmes : je pense surtout à celles dont on ne voit pas directement le visage, mais dont on devine toute la beauté et la féminité. Par exemple la fille à la tête baissée dans la Déposition du Christ au Sépulcre avec son front appuyé sur sa main et ses cheveux tressés sur la nuque. C'est probablement l'une des plus belles figures féminines de toute l'histoire de l'Art.

Vous parliez d'autres raisons, plus personnelles ?

En effet, la plus bête : j'ai les mêmes initiales que Michelangelo Merisi ! Il y a également une image qui m'a impressionné quand j'étais petit et que je devais étudier au catéchisme : la Crucifixion de Saint Pietro. Une image qui ne m'a jamais abandonné. 

Enfant, je suis également allé un jour au village du Caravage où je me suis blessé la jamabe avec une pierre. Une blessure si profonde que je garde encore la cicatrice. Mais il y a surtout le fait qu'à l'examen d'histoire de l'Art, mon professeur m'a demandé de décrire l'image de la Canestra di frutta [Le panier de fruits] qui était en couverture du manuel. J'ai eu mon examen avec la note de 9/10 ! Depuis, j'ai toujours considéré Michelangelo Merisi comme mon Saint Protecteur. 

Quelle est la part de romancé et de véracité historique dans l'intrigue ? 

J'ai essayé de m'en tenir aux faits le plus possible, je veux dire qu'il n'y a rien d'historiquement faux dans mon récit. Evidemment, j'ai ajouté quelques détails, quelques interprétations, mais je suis toujours resté dans le domaine de la plausibilité historique. Par exemple, le personnage Lanzi est inventé, mais il existait réellement à cette époque des personnes qui exerçaient la fonction de "latrines publiques", qui erraient parmi la foule avec un seau de chaux et un long manteau ou qui allaient dans les rues vendre les peintures, les dessins ou les gravures.

Comment vous êtes-vous approprié le peintre pour en faire un héros de bande dessinée ? 

Comme je le disais, le Caravage est déjà un vrai personnage de la bande dessinée, dans sa vie comme dans sa mort. En ce qui concerne son aspect physique, je me suis basé sur les portraits et les descriptions de ses contemporains, sans ajouter ou enlever rien à son caractère "d'homme d'action". L'imagination a fait le reste...

Quelle vision de la ville de Rome proposez-vous ici, par rapport à Borgia par exemple ? 

Par rapport à Borgia, un siècle s'est écoulé. La ville a quelque peu changé, elle s'est agrandie. Mais j'ai surtout donné à la cité une image un peu plus sombre, plus dramatique, plus baroque : en un mot, plus "caravagesque". J'ai notamment plus pratiqué le clair-obscur, avec des ombres et des lumières plus violentes, plus tragiques. 

Quels ont été vos partis-pris graphiques pour représenter l'univers du peintre et son époque ? 

Dans la gamme des couleurs, je suis resté le plus proche possible de la palette du Caravage, laquelle était délibérément assez limitée. Dans sa période "mature" surtout, le Caravage utilisait très peu de couleurs : les fonds sont très sombres, les plis des tissus très clairs, ou quelques draps rouges qui donnent un côté théâtral. J'étais constamment à la recherche de l'atmosphère des oeuvres du peintre, surtout dans les dernières planches, lorsque je conduisais l'évolution de mon histoire vers une fin dramatique.

Dans votre hommage au Caravage, la sensualité et la sexualité s'expriment différemment que dans vos autres oeuvres. Comment l'expliquez-vous ?

Même si la sexualité du Caravage a fait l'objet de nombreuses hypothèses ou controverses, ce n'était pas le coeur du sujet de mon récit. Pour la petite histoire, il a été accusé d'être homosexuel par le peintre Giovanni Baglione, mais il s'agissait probablement plus d'une vengeance calomnieuse que d'une véritable assertion - Baglione étant un rival et un ennemi juré du Caravage... Par ailleurs, même s'il est vrai que certaines de ses peintures représentaient de jeunes garçons nus, il ne faut pas oublier qu'à l'époque, à Rome, il était pratiquement interdit - en tout cas fortement découragé - de faire appel à des modèles féminins pour peindre des nus. Par ailleurs, pour en revenir à votre question, dans ce récit, je ne parle pas de mes fantasmes, donc il est clair qu'il y a une différence avec mes autres oeuvres. Mais, en effet, je ne parle pas beaucoup de la sexualité de mon personnage non plus. Je pense tout simplement que la charge érotique du Caravage, certainement intense et puissante, s'exprimait plus dans sa peinture que dans ses rapports personnels. 

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