Ces jours qui disparaissent n'est que votre troisième album, et pourtant il témoigne d'une grande maturité. Comment vous est venue l'idée de ce récit atypique et depuis combien de temps l'aviez-vous en tête ?
Timothé Le Boucher : C'était à la sortie de mes études. J'avais devant moi deux choix : me lancer activement dans la bande dessinée ou bien chercher du travail dans un domaine moins risqué mais financièrement stable. Dans mes interactions avec Pôle Emploi, j'étais confronté à une ignorance totale du métier d'auteur de bande dessinée et un manque certain de considération. Beaucoup de personnes me demandaient quel était mon véritable travail en dehors de ma passion pour la bande dessinée. J'ai commencé à me questionner sur le statut social du travail et de l'aliénation qu'il engendre, quand l'idée de cette histoire m'est venue...
Cette question de la dualité de l'être taraude l'art et la psychologie depuis toujours. Pourquoi avoir choisi un angle ouvertement fantastique pour en parler ?
T. Le Boucher : C'est l'intrusion de ce surnaturel, qui agit comme un système rationnel au sein de sa propre réalité, qui est le point de départ de l'histoire. Une fois admis par le lecteur, il permet de bouleverser le quotidien du protagoniste et d'aborder plusieurs thèmes qui n'auraient pas pu être explorés avec un dédoublement réaliste. D'ailleurs, les personnages émettent plusieurs hypothèses qui tentent de déflorer ce surnaturel sans jamais avoir la certitude d'avoir trouvé la réponse.
Par quels outils de mise en scène parvenez-vous à instaurer le dialogue entre ces deux personnalités qui partagent le même corps ?
T. Le Boucher : Comme le point de vue de l'histoire se concentre sur le premier Lubin, l'Autre n'est jamais présent physiquement dans les scènes. On ne perçoit que des traces. Ils réussissent alors principalement à communiquer par vidéo interposée. C'est grâce à l'ellipse qu'un dialogue s'installe entre eux.
En effet, l'essentiel de la vie de Lubin, vécue par son double, nous est racontée horschamp. Pourquoi avoir décidé de ne garder que le point de vue du Lubin initial ? Peut-on y voir une mise en abyme de la bande dessinée comme art de l'ellipse ?
T. Le Boucher : Je favorise en général les récits à point de vue diégétique*. En suivant seulement le premier Lubin dans cette histoire, il est plus facile pour le lecteur de vivre l'intrigue à ses côtés. Je voulais que la présence de l'autre Lubin plane sur tout le récit sans jamais y être présent physiquement, d'où une utilisation importante du hors champ.
Il ne s'agit pas d'une mise en abyme de la bande dessinée mais plutôt d'un dialogue des outils narratifs avec leur médium. Je crois qu'il y a deux niveaux d'ellipses dans le récit. Une ellipse classique liée à la narration et le choix des scènes montrées, qui induit que Lubin a évolué entre deux cases ; et une deuxième qui n'est connue ni par le lecteur ni par Lubin, avant chaque réveil.
Lubin s'évapore progressivement au profit d'un double plus sérieux et plus « utile » à la société. Est-ce votre manière de nous mettre en garde contre le conformisme ?
T. Le Boucher : J'ai volontairement laissé plusieurs possibilités d'interprétations métaphoriques de l'histoire. L'une d'elle veut que les deux Lubin soient une dualité spirituelle au sein d'une seule entité. Celle-ci laisse faner ses rêves au profit d'obligations professionnelles, abandonnant progressivement toute ambition. Elle pourra les retrouver au moment de la retraite car elle récupère du « temps », élément central de l'histoire.
C'est aussi une manière de parler de cette transition délicate après les études où l'on quitte définitivement l'adolescence. J'ai vu beaucoup de personnes autour de moi travailler dans des domaines complètement différents de leurs études initiales contre leur volonté. On se retrouve confronté à un système entier qui hiérarchise les individus au nom du travail. La pression sociale et l'argent sont des éléments culpabilisateurs. Il est important de questionner ce conformisme, d'autant plus devant les évolutions profondes qui tendent à se mettre en place dans le futur.
Comment Lubin parvient-il à trouver un sens à cette existence absurde, vécue par intermittence ?
T. Le Boucher : Lubin est un héros hédoniste. J'ai travaillé sa personnalité pour qu'elle ne s'érode pas au cours des événements. Ainsi, le sens de son existence disparait mais il reste fidèle aux grandes lignes directrices de sa vie. Ce qui est tragique, c'est que son insouciance mène également à sa disparition. C'est par la fuite et le refus d'affronter ses problèmes que ceux-ci s'installent durablement.