Entretien avec Jim Bishop pour "Mon ami Pierrot"

Après Lettres perdues en 2021 (prix BD Lecteurs.com de la Fondation Orange en 2022) Jim Bishop revient avec Mon ami Pierrot une oeuvre subtile qui nous hante longtemps après la dernière page. Entretien avec l'auteur :
Avec Mon ami Pierrot, vous explorez les tourments de l’amour à travers les relations complexes qui se nouent entre trois personnages. Vous signez ici une oeuvre d’une grande sensibilité de près de trois cents pages où s’entremêlent poésie, surréalisme, philosophie et passion. D’où vien votre inspiration ? Comment est née l’idée de cette histoire ?
C’était en 2018… l’envie est née avec l’ouverture du premier tome de L’Atelier des Sorciers, de Kamome Shirahama. J’ai toujours aimé tout ce qui touche à l’ésotérisme. Ce qui est drôle, c’est qu’à cette période, je découvrais aussi la saga Harry Potter. Juste après le décès de ma mère (qui m’a inspiré Lettres perdues), tous ces univers magiques m’ont permis de sortir de ma réalité… Puis très vite, l’idée d’allier magie et histoire d’amour est arrivée. L’expression “La magie des débuts” me revenait très souvent quand je pensais au projet. Mais étrangement, je n’arrivais pas à écrire. Mes idées étaient assez confuses, j’ai envoyé une première version à une éditrice, mais le projet n’a pas matché. Il était totalement différent de la version actuelle. Il plaisait beaucoup graphiquement, mais il manquait de tenue quant à l’écriture. C’était une période de ma vie où tout allait mal, particulièrement sur le plan amoureux. Je venais de me séparer de ma compagne avec qui j’avais vécu plus de dix ans de relation. Cela avait développé chez moi une certaine vision du couple et de l’amour. Avec mes relations postérieures, j’ai découvert qu’il existait d’autres façons de voir les choses. Sans que je le veuille, cela a énormément nourri mon travail.
Le personnage de Cléa va vivre l’amour-passion avant de découvrir le goût amer de la désillusion. Mais elle va aussi s’affirmer au fur et à mesure… Vous abordez un thème qui vous est cher : le passage à l’âge adulte. Ce passage est-il nécessairement douloureux ?
Non, je ne pense pas que le passage à l’âge adulte soit nécessairement douloureux… c’est une histoire d’éducation et de sensibilité. Le passage à l’âge adulte, c’est un moment où on nous explique que l’on doit dire au revoir à l’enfant que nous étions, à nos comportements, et parfois même à nos rêves, pour devenir quelqu’un d’autre, une personne avec des responsabilités, faisant face à la pression sociale, etc. Mais lorsqu’on n’y est pas préparé, que l’on est sensible voire hypersensible, eh bien je pense que le chemin peut devenir très long et douloureux.
Pierrot est un personnage-clé très intéressant de par son ambivalence. Il promet monts et merveilles à Cléa avant de l’entraîner dans une spirale infernale. Qui est Pierrot ? À notre époque, pourrait-il se rapprocher un peu de la figure du pervers narcissique ?
Mon beau-père était un pervers narcissique, j’ai vécu vingt ans sous le même toit que cette personne. Je pense qu’au début, j’avais cette volonté de raconter l’histoire d’un personnage qui soumet les autres pour parvenir à ses fins. Il était menteur, manipulateur, agressif, violent et j’en passe… Il avait toujours à la bouche le mot “liberté”, sauf qu’il ne l’était pas, libre. Puis, au fil de l’écriture, je me suis dit que… je ne voulais pas rendre Pierrot aussi sombre. D’une certaine manière, j’avais envie qu’on le comprenne pour qu’on lui accorde le pardon. J’avais envie de me dire que je pouvais aimer ce personnage détestable. C’est pour cela que je voulais que Pierrot soit plus un personnage apeuré par la vie plutôt qu’insensible à celle des autres. Il a tellement peur qu’il se sert de l’autre pour vivre, jusqu’à faire n’importe quoi. Est-ce que c’est cela, être un pervers narcissique, je ne sais pas. Cela interroge bien sûr la morale, où est la limite dans le rapport à l’autre… c’est en cela que le personnage est très subtil. Pierrot n’a aucune envie de profondément faire du mal, il veut juste vivre et être aimé, aux dépens des autres. Un véritable pervers narcissique est bien plus cruel.
Je reviens sur Cléa : il est important de souligner que vous ne présentez pas ce personnage comme une victime. On sent chez elle un véritable désir d’émancipation et une réflexion sur la condition des femmes… ce sujet vous tient-il à coeur ?
Ce n’est pas un sujet qui me tient à coeur, c’est un sujet vital. Chacun(e) doit avoir le droit de choisir sa vie et de vivre son corps comme il/elle l’entend. Personne ne devrait être jugé(e) pour sa manière de vivre, pour sa sexualité, ses ambitions… Si on acceptait simplement cela, le monde se porterait beaucoup mieux. Je n’ai eu que des exemples de femmes fortes et indépendantes autour de moi, à commencer par ma mère. Certes, elle vivait avec une personne toxique, mais sa force de caractère, sa liberté et la manière dont elle s’affirmait, tout cela m’inspire encore aujourd’hui. Malgré toutes ses failles, elle m’a inculqué des valeurs de respect et de liberté d’autrui. Je ne peux pas parler au nom des femmes, mais plus je grandis et plus je prends conscience à quel point la Société les a maintenues socialement et culturellement sous cloche. On a imposé au monde une vision de ce que devait être une femme, en y juxtaposant des clichés et en créant des cases. Il est vrai qu’à travers le personnage de Cléa, j’ai eu envie de casser tout ça.
Une partie de l’intrigue se déroule dans la forêt enchantée… Berthier, le prétendant de Cléa, se lance à sa recherche et se perd lui-même. Que symbolise sa quête ?
La quête de Berthier symbolise l’illusion de l’amour, la quête de l’ego. C’est une quête dans laquelle on se lance pour se rassurer. On se dit que notre système en tant qu’individu fonctionne bien, mais il s’écroule dès qu’on refuse d’accepter que l’on est sur la mauvaise voie en termes de relation amoureuse. Je pense vraiment que les relations d’ego entre deux personnes qui se veulent d’amour peuvent ressembler à la quête de Berthier. On en vient à fermer les yeux sur l’autre parce que cela nous rassure. Berthier est l’archétype du héros qui va sauver sa princesse. Je me suis toujours demandé pourquoi des princes allaient sauver des princesses qu’ils ne connaissaient pas. Juste pour leur beauté ? C’est seulement du désir physique, que l’on a défini comme de l’amour. Cette conception qui est véhiculée par la culture s’est ancrée dans l’imaginaire commun et, aujourd’hui, on mélange finalement désir et amour. Lorsqu’à la fin, on lit : “Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants”, j’ai l’impression également qu’on impose un modèle du bonheur à travers ces récits ; or, ces récits ne sont pas compatibles avec tout le monde.
L’année dernière, vous avez publié votre première BD, Lettres perdues, une oeuvre subtile qui n’est pas passée inaperçue (Prix de la BD France Bleu 2022, Prix BD Lecteurs.com de la Fondation Orange). À l’instar de vos personnages, vous sentez-vous en pleine évolution sur le plan artistique ?
Oui, j’ai l’impression de grandir à chaque projet. C’est comme si je laissais littéralement un peu de moi et de ma réflexion dans mes bandes dessinées. Cela m’allège la tête. Je laisse derrière moi les thématiques abordées et je m’ouvre à de nouvelles, voilà en quoi mon art évolue. Même si j’ai encore envie de parler de l’enfance dans mon prochain album, pour conclure sur ce sujet…
Auteur complet, vous nous offrez un conte prodigieux tant sur le fond que sur la forme avec un univers onirique et magique qui s’inspire autant de l’animation japonaise que du manga L’Atelier des Sorciers. Où vous êtes-vous formé au dessin et quelles sont vos autres influences ?
Je me suis formé en regardant les autres et en faisant des bandes dessinées, mais j’avais le sentiment de ne pas être légitime. Durant mon processus créatif, cela a engendré de l’appréhension et beaucoup de questionnements, pas toujours très utiles, d’ailleurs. Je me suis beaucoup perdu et puis, à force de travail, j’ai pris un peu confiance en moi. Moebius et Taiyou Matsumoto ont été mes plus grosses claques. Miyazaki a plus été un guide, dont j’ai envie de m’émanciper, même si j’aurais du mal à ne pas m’y référer souvent. En ce moment, le rapport à mon travail évolue et va vers quelque chose de plus libre. Je me souviendrai toujours lorsque je suis allé voir une exposition consacrée à Robert Crumb à Paris... Je me suis dit qu’un jour, je serai aussi libre que lui artistiquement parlant, c’est vers ce quoi je tends (je ne souhaite pas faire du Robert Crumb, nuance ! Je parle bien d’état d’esprit).



