Greg Rucka : L’influence de la culture sur notre manière d’écrire – 2ème partie

Greg Rucka

Suite et fin de l’interview, dans laquelle Greg Rucka évoque l’évolution du marché du comics américain et de l’entertainment en général, et aborde les problématiques sociétales symbolisées dans Lazarus.

Lazarus

Jean-David Morvan : Justement, dans ta carrière, tu as commencé avec Oni Press, puis tu es passé chez les gros éditeurs, et te revoilà chez les éditeurs indépendants. Ce qui est intéressant, c’est que tu as vécu cette époque où DC et Marvel étaient super importants et qu’à présent, les auteurs américains reviennent à ce qui a toujours été le socle de la BD mondiale : des histoires de genre. On peut vraiment suivre le mouvement de l’édition américaine à travers ta carrière.

Greg Rucka : Je pense que le marché américain a atteint un point de rupture. Je ne sais pas exactement, je dirais au cours des cinq ou six dernières années. Nous avons pu voir Marvel et DC passer du statut de maisons d’édition américaines à celui de laboratoires de recherches pour les studios hollywoodiens. Cela signifie, par nécessité, que si nous, créateurs, voulons raconter les histoires que nous voulons, nous devons partir. Oni Press, Image Comics… Nous devons chercher des endroits où notre travail non seulement nous appartient, mais aussi, où il n’est pas prescrit par l’éditeur.

J’ai quitté DC en 2009 parce que je m’y sentais très malheureux. À cette époque, ils sont devenus DC Entertainment. On devait lutter vaillamment pour raconter de bonnes histoires. Image n’est pas non plus innocent : leur but c’est évidemment de gagner de l’argent. Mais ils veulent gagner de l’argent en laissant les créateurs s’exprimer.

Marvel et DC s’investissent énormément pour assurer la continuité de ce qu’ils ont acquis. En s’assurant que tout leur revient, qu’ils restent les propriétaires uniques. J’ai travaillé chez DC pendant plus de dix ans ; les droits d’auteur que je touche représentent… un dixième de ce que je gagne chez Image. C’est une situation absurde. Marvel et DC veulent faire de l’argent, c’est tout. S’ils pouvaient trouver un moyen de vendre chaque semaine des comics de 32 pages BLANCHES pour 5$, ils n’hésiteraient pas.

Lazarus

Je vois une part de plus en plus importantes de lecteurs américains qui détestent ce qu’ils achètent tous les mois. Ils critiquent, se plaignent de la qualité… Mais, le mois suivant, ils achètent la suite. Pour moi, les maisons d’édition publient les meilleurs livres quand elles laissent les créateurs s’exprimer.

Et pas quand elles passent leur temps à leur hurler dessus pour contrôler ce qui paraît.

Jean-David Morvan : Et il y a quand même eu une période chez DC et Marvel où les auteurs pouvaient raconter leurs histoires. Ça s’est arrêté à cause du cinéma…

Greg Rucka : Parce qu’avant, les comics existaient par eux-mêmes et pour eux-mêmes… À présent, ils servent à soutenir les films, à leur offrir une base de départ. Financièrement, ça se tient… Mais du point de vue de la création ?

Jean-David Morvan : Les producteurs ont oublié que ces films qui ont du succès viennent de comics… qui ont en leur temps été fait avec le cœur.

Greg Rucka : Tout à fait d’accord. C’est même pire : maintenant, le retour en arrière est impossible. J’ai écrit du Star Wars parce que j’ai pu écrire pour Han Solo, Leia… C’était un rêve de gosse. Mais point barre. Marvel n’a rien d’autre à m’offrir.

Jean-David Morvan : Un auteur français (quand même assez connu) a dit un jour « Madame Bovary, c’est moi »… Dans Lazarus, qui es-tu ? 

Greg Rucka : … Je ne sais pas ! (rires) Je suis partout dans ces livres. Je me trouve assez ennuyant, j’espère que les personnages le sont moins que moi !

Jean-David Morvan : C’est exactement ce que Flaubert voulait dire.

Lazarus

Greg Rucka : Je pense que Forever a les mêmes espoirs que moi. Nous allons atteindre un point dans l’histoire où je pense qu’il y a une grande partie de moi dans l’histoire de Jonah…

Lazarus est un drame familial. En le plaçant dans ce monde, cette vision terrible du futur, je ne dis rien que les gens ne sachent déjà.

Je lutte avec un problème depuis que j’ai commencé cette histoire : personne dans l’histoire n’est en mesure de proposer une solution au problème. Toutes les solutions que j’envisage sont… terrifiantes.

Aucune révolution ne s’est jamais faite sans verser de sang. Et le plus souvent, la période qui suit une révolution est bien pire que ce qui l’a précédée. Ensuite seulement, les choses s’améliorent. Mais un lourd tribut doit être versé.

En ce moment, nous vivons dans un système grotesque. Notre modèle économique n’est pas viable. Quand nous avons commencé Lazarus, 334 personnes contrôlaient environ les trois quarts des richesses de la planète. En 2013, on parlait d’environ 80 personnes. Et si je ne me trompe pas, pour 2015, ils ont parlé de 61 individus qui ont dans les mains 99% des richesses mondiales.

Les critères d’une révolution sont les inégalités sociales, la disparité des richesses et le manque de nourriture. Dans notre monde, la nourriture reste plutôt bon marché… enfin, la mauvaise nourriture, ce qui est mauvais pour la santé. La bonne nourriture est devenue trop chère.

Quand nous en serons arrivés au point où suffisamment de gens se rendront compte qu’ils meurent de faim, à cette seconde précise, tout s’embrasera. Quand les gens n’ont plus rien à perdre, ils n’hésitent pas. Nous n’en sommes pas loin, en vérité. Il suffit d’allumer les infos : on nous parle de tel ou tel événement, et puis, d’un coup, la Bourse.

Il suffirait que ces institutions financières s’écroulent… Les gens qui auront des richesses seront prêts à tuer pour les garder. C’est humain.

Pour répondre à la question : qui suis-je, dans Lazarus ? Eh bien, je fais partie des Déchets.

Jean-David Morvan : Il y a quelques mois, en France, une histoire à fait la une de l’actualité : un responsable des ressources humaines d’Air France est venu annoncer aux employés des suppressions de postes. Les employés concernés se sont énervés et lui ont arraché sa chemise. À la télé, tout le monde disait qu’ils avaient réagi très violemment.

Mais franchement, le type venait de dire à 2900 personnes qu’elles n’allaient plus avoir de travail, plus d’argent pour leur famille. Où est vraiment la violence ? Ne se trompent-ils pas de violence, aux informations ?

Greg Rucka : Je dirais plutôt qu’ils ne se sont pas trompés : ils l’ont fait exprès. Les informations sont filtrées. Par des gens que nous ne connaissons pas, d’ailleurs.

Je fais très peu confiance à ce que j’entends ou je lis. Il y a tellement de filtres en place. J’en parle beaucoup des les courriers aux lecteurs, dans Lazarus.

La meilleure manière de contrôler les gens, c’est de leur faire peur. Ils préfèreront toujours dire : « Oh ! Regardez cette réaction violente et terrible ! Attention, ces employés d’Air France sont dangereux ! » La peur a été le meilleur outil de vente, aux États-Unis, depuis au moins les années 50. De quoi avons-nous peur ? Des Soviétiques, dans un premier temps. Ensuite, des terroristes. Oh, et puis tu sais quoi ? Maintenant, on a peur des Russes ET des terroristes. C’est parfait ! Regarde tout l’argent que l’on va se faire !

Si j’ai peur que tu ne me trouves pas beau, je vais devoir acheter de plus beaux habits, etc. etc. Parfois, c’est très subtil, d’autres fois, c’est clairement annoncé. Et souvent, le journalisme sert les intérêts des grandes entreprises… Le marketing est très vicieux : pendant des années on nous a matraqués, hurlé dessus que notre corps n’était pas parfait pour telle ou telle raison.

À présent, ils ont trouvé autre chose : « Acceptez-vous, vous êtes beaux tel que vous êtes. » Alors on a peur, parce que l’on n’arrive pas à s’accepter ! Ils ont créé un problème et maintenant, ils déclarent que le problème, c’est ce qu’ils ont créé de toute pièce. Ils sont terrifiants ! Je ne sais pas à quel point tout ceci est délibéré.

Mais je suis certain qu’ils sont conscients de se qu’ils font. Michael Lark, fait souvent cette blague : « Quand nous avons commencé Lazarus, c’était de la science-fiction. À présent, ce livre parle de l’humanité, aujourd’hui. »

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