Interview de Philippe Richelle

Plus de cinquante ans après les accords d’Evian, la guerre d’Algérie reste un sujet sensible. Les écrits historiques ou autobiographiques abondent. En revanche, les récits de fiction restent relativement peu nombreux. Jamais encore, une œuvre de fiction n’avait abordé les « événements » dans leur globalité, depuis les prémices du conflit en 1945 jusqu’à son épilogue, et en adoptant le point de vue des différentes parties en présence. La série Algérie, une Guerre Française, qui se déclinera en cinq volumes, affirme cette ambition. Histoires d’amour ou d’amitié qui se font et se défont, secrets de famille, trahisons, vengeances, cas de conscience rythment la vie des personnages, sur fond d’opérations militaires, d’actes terroristes, d’errements politiques…

Décryptage de cette série historique, plébécitée par la revue HISTORIA, avec son auteur, Philippe RICHELLE.

Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre nouvelle série ?

J’ai déjà une longue carrière de scénariste d’une trentaine d’année derrière moi. J’ai débuté aux éditions du Lombard avant de passer assez rapidement chez Casterman où j’ai signé les séries Les Coulisses du Pouvoir avec Jean-Yves Delitte et Amour fragile avec Jean-Michel Beuriot, ainsi qu’un one-shot intitulé Belle comme la mort qui va être réédité prochainement dans le cadre d’une opération hommage au magazine (À suivre). Je suis arrivé chez Glénat au début des années 2000 avec deux séries consacrées à la finance : Secrets Bancaires et Secrets Bancaires USA avec les dessinateurs Pierre Wachs et Dominique Hé. En 2013 j’ai lancé la série concept Les Mystères de la République avec trois dessinateurs Pierre Wachs, Alfio Buscaglia et François Ravard.

Après Les Mystères de la République, pourquoi nous raconter encore une fois les années sombres de notre histoire contemporaine ? Quel est le parti pris de cette nouvelle série ?

Cela vient toujours de mon envie de raconter le XXe siècle, l’histoire récente que je remonte en me rapprochant de plus en plus de l’actualité. La guerre d’Algérie reste encore un sujet tabou en France et délicat à aborder. D’une part car il reste beaucoup de protagonistes encore vivants, et d’autre part parce que ce conflit reste une cicatrice majeure dans l’histoire de France. Cette guerre a fait plus de 300 000 morts chez les musulmans pour une trentaine de milliers chez les européens. Je pense que cela aurait pu être évité si les politiques avaient fait preuve d’un peu plus de courage et suivi le sens de l’histoire. Et si le Grand Colonat, composé des trois grandes familles qui tenaient l’économie algérienne, n’avait pas fait barrage à toutes velléités de réformes venant de Paris. C’est malheureusement ce qu’il s’est passé.

Pourquoi avoir choisi l’angle de la fiction pour parler de ce conflit ?

D’abord parce que je n’ai pas envie d’être l’Oncle Paul bis de la BD (rires). Des histoires sur la guerre d’Algérie il y en a eu, à commencer par le magnifique ouvrage de l’historien et journaliste JeanYves Courrière qui a écrit, aux débuts des années 1970, une bible intitulée Histoire de la guerre d’Algérie en deux fois 1000 pages. C’est passionnant, ça retrace tout depuis les prémices jusqu’à l’épilogue. Cela n’avait pas d’intérêt de refaire ce qui avait déjà été fait. Je ne suis pas historien, ce qui me plait le plus dans mon métier de scénariste c’est de donner chair à des personnages, en leur créant une psychologie et un profil social. J’essaye surtout de les faire évoluer au sein du récit. Pour avoir une grande histoire, il faut absolument que le héros évolue entre le début et la fin de l’histoire, à l’instar des séries américaines comme Breaking Bad ou des grands romans classiques comme ceux de Dostoïevski.

Ici, la guerre d’Algérie est en toile de fond. La fiction permet à une personne qui n’est pas au fait de ces événements, un jeune de 20 ans par exemple, de comprendre toute la complexité de ce conflit.

Comment expliquer le fait que la guerre d’Algérie soit encore un sujet si tabou et méconnu aujourd’hui ?

Pour de nombreuses raisons, la première c’est que cette guerre a créé un fossé entre les algériens musulmans et les français, mais aussi entre les français de métropole et les pieds-noirs qui ont été manipulés par ce que le grand Colonat leur imposait. Quand les pieds-noirs sont arrivés en catastrophe au milieu de l’année 1962, ils étaient très mal vus et ont eu d’énormes difficultés à s’intégrer. C’est vraiment une guerre très complexe, d’abord entre franco-musulmans algériens, mais également entre populations musulmanes d ’Algérie avec deux mouvements antagonistes, celui de Messali Hadj et les dissidents du FLN. Il y a une autre chose qui m’a beaucoup touché, c’est le peu de cas qu’on a fait de ces milliers d’appelés du contingent, des jeunes gars de 20 à 30 ans qu’on a envoyé au combat, qui en sont morts ou revenus complétement brisés. Ils n’ont pas eu le droit à la reconnaissance de la nation. Ce sont un peu des oubliés de l’histoire et cela m’a beaucoup ému.

Combien de tomes sont prévus ? Et quelle période la série va-t-elle couvrir ?

La série couvre tout le conflit. La guerre d’Algérie s’étend officiellement de 1954 à 1962 mais en réalité la période est beaucoup plus longue puisque le conflit commence véritablement en 1945 avec le massacre de Sétif. Il y aura 5 tomes, de paginations assez importantes pour un format « classique » de bande dessinée.

Un mot sur le dessinateur qui vous accompagne et sur la façon dont vous travaillez ensemble ?

Concernant la méthode, je commence par débroussailler le terrain : ce qui représente 1 à 2 années de travail de documentation. À partir de là, je travaille sur mes personnages et des ébauches d’intrigue pour arriver à un texte qui ressemble à une nouvelle entre 30 et 80 pages. C’est ça que je propose aux éditeurs. Un fois que le projet est lancé, je travaille sur le découpage, page par page, que j’envoie à mes dessinateurs.

Dans le cas du premier volume de la série, j’ai envoyé le scénario complet du premier tome à Alfio, il a donc tout le matériel du début à la fin de l’album. Mais ça n’a pas toujours été le cas. De plus en plus, en prenant de l’expérience, je mets un point d’honneur à ce que mes projets soient bien aboutis avant de les envoyer à l’éditeur. Si j’ai choisi Alfio, ce n’est pas un hasard. Il a été l’un des artisans du succès des Mystères de la République et on s’entend très bien. Il vit à Milan. C’est un formidable dessinateur. Ce que je recherche chez un dessinateur c’est d’abord la lisibilité, c’est-à-dire la capacité à capter les intentions et de les retranscrire en dessin d’une manière claire. C’est l’une de ses principales forces. Et puis il a autre chose qu’ont très peu d’artistes, c’est la faculté dans une case muette de faire passer toutes les émotions humaines, ce qui est très difficile en dessin, contrairement à l’audiovisuel. Alfio fait ça vraiment très bien, il est capable de réaliser des gros plans de personnages extrêmement touchants. Je suis toujours très ému quand je les découvre. Cela apporte un réel plus à mon travail de scénariste.

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