L'art de coucher ses idées sur le papier - Interview des auteurs de Pillow Man
Les auteurs de la BD Pillow Man vous raconte la création de cette comédie drôle et touchante sur la solitude moderne.
INTERVIEW DE STÉPHANE GRODET, SCÉNARISTE
Stéphane, votre personnage, Jean, au chômage depuis des années, trouve enfin un emploi : il sera homme-oreiller ! Au service des âmes solitaires qui peuvent s’offrir une telle prestation, Jean permet à ses client(e)s de passer une bonne nuit. Comment vous est venue l’idée d’une telle histoire ?
En 2008, une amie qui n’était pas en grande forme psychologiquement m’a demandé de passer la nuit chez elle. Le lendemain matin, la première phrase qu’elle a dite, c’est : “Quand tu es là, je dors”. Ça a fait tilt et j’ai tout de suite réfléchi à raconter une histoire car je voyais déjà tout le potentiel narratif et les produits dérivés que l’on pourrait sortir (rires).
Une question nous vient à l’esprit, ôtez-nous d’un doute : le métier d’homme-doudou qui apaise vos nuits existe dans la vraie vie ?
Qui sait ? En 2010, Holiday Inn a sorti les bouillottes humaines. Je m’en sers d’ailleurs dans la narration. Je sais qu’il existe des Cuddlers aux États-Unis. Le principe est de faire appel à une personne, en tout bien tout honneur, pour que vous puissiez poser votre tête sur son épaule et vous sentir mieux. Chez vous ou à l’extérieur, au cinéma ou sur un banc public… Le service est payant. A priori, si elle n’existe pas déjà, la prochaine étape, c’est le Pillow Man.
On sourit volontiers aux aventures de Jean qui, après un entretien d’embauche mémorable, découvre l’agence Sweet Dreams, la salle de repos remplie d’hommes-doudous et son salaire. Mais quelle réalité cache ce décor ?
Un simple principe de réalité et de dualité. C’est confort d’être un Pillow Man ! Les conditions de travail sont bonnes, les tickets restos sont compris, la meilleure mutuelle du marché est offerte comme les costumes sur mesure, les pyjamas, les frais de déplacements. Il y a pire comme travail, non ? D’un autre côté, demandez-leur comment ça va dans leur vie personnelle et vous découvrirez peut-être une autre version…
Comédie feel good, ce savoureux roman graphique aborde cependant des questions de fond : “trois ans de chômage, ça détruit un bonhomme”, dira Jean. On observe aussi le manque d’affection et la solitude urbaine. Votre ouvrage, pourtant plein d’humour, se fait-il le miroir de la Société contemporaine ?
Je ne suis effectivement pas certain que l’humour soit en pole position aujourd’hui (rires). Ce métier atypique prête à sourire, mais ce n’est ni plus ni moins que du service à la personne. Nous sommes de plus en plus assistés, tout vient à nous rapidement et l’on ne se pose plus de questions parce qu’on est certain d’avoir dans l’instant les réponses via Internet. Pour moi, mais je me trompe peut-être, la vraie question est plutôt : “Que faisons-nous de notre temps ?”
Pour une fois, ce n’est pas le corps de la femme, mais celui de l’homme qui est scruté à la loupe. Poids, manucure, vêtements… Jean doit être présentable. Il est embauché pour son physique réconfortant. Cela vous a-t-il amusé de le suivre dans sa transformation ?
Tout part de nous, jamais des autres. Jean ne doit pas être présentable, mais parfait. C’est l’idée qu’il se fait de son métier. Dans son parcours, il a la chance extraordinaire de rencontrer Margareth, une cliente pas comme les autres. C’est elle qui, dès leur première rencontre, le met face à ses responsabilités et finalement lui fait prendre conscience et confiance peu à peu. Vous avez beau porter le plus beau des pyjamas taillés sur mesure, si vous n’êtes pas dans les bonnes énergies, il va mal tomber. J’ai beaucoup d’affection pour Jean parce qu’il est dans le don. Je l’ai suivi là où il voulait bien m’emmener. C’est lui le guide.
Telle Julia Roberts qui dévalise les boutiques dans Pretty Woman, Jean dévalise les enseignes de luxe pour homme afin d’accomplir sa mission. Incarne-t-il l’héroïne d’une success-story des temps modernes ?
Dans la dernière séquence de Pretty Woman, Richard Gere débarque dans sa limousine sous les fenêtres de Julia Roberts. Mais on ne sait pas ce que va donner la suite de leurs aventures. Je laisse celles et ceux qui vont découvrir la dernière séquence de Pillow Man se faire leur propre opinion. Ce qui est clair, c’est qu’entre le Jean de la première image et celui de la dernière image, il a complètement changé. Ou presque…
Revenons sur le fond du sujet. Comment avez-vous construit ce personnage si attachant d’un “homme allongé qui veut rester debout pour vivre” ?
Primo, si Jean était petit et maigre, je ne suis pas certain qu’il ferait l’affaire (sourires). Outre ses qualités corporelles naturelles, c’est sa façon d’être et de voir les choses qui tracent son parcours. Comme je l’ai dit précédemment, il s’est construit tout seul au fil du récit. Je me suis rapproché de lui, des rencontres qu’il fait ; j’ai écouté ce qu’il avait à me dire et j’ai essayé de le suivre pour ne pas le trahir en voulant lui imposer quoi que ce soit. Partant de là, vous pourrez penser que Jean, c’est moi. Forcément. Dans quelle mesure ? Dans sa pleine mesure (éclats de rires).
On constate que la sexualité est totalement absente du récit. L’activité de Jean est régie par un contrat qui sanctionne tout rapprochement, Jean est un Pillow Man, pas un gigolo. Et à aucun moment nous n’entrons dans l’intimité du couple qu’il forme avec Marianne. Si on lit entre les lignes, que nous dit ce récit des rapports amoureux ? À une époque où les jeunes se détournent de la sexualité mais où les “rencontres” virtuelles sont favorisées par une surcommunication, vivons-nous à l’ère de l’isolement ?
Je ne suis pas certain que les jeunes se détournent de la sexualité, aujourd’hui, avec toutes les images mises à leur disposition. La façon dont ils l’appréhendent et dont ils la vivent, c’est autre chose. Du fait de la nature de l’histoire, il fallait obligatoirement en parler d’une façon ou d’une autre. C’est ce que j’ai fait avec la première cliente de Jean. Mais je ne voulais surtout pas que cela revienne à chaque fois que Jean partait travailler. Ce n’est pas le sujet. Ce qui n’empêche pas Jean et Marianne de faire l’amour. Même si vous ne l’avez pas remarqué (rires). Observer les jeunes ensemble alors qu’ils sont concentrés sur leur Smartphone sans se parler, communiquant uniquement via leur messagerie instantanée est une expérience intéressante à vivre. La technologie a changé les rapports humains. Mais cela reste une question toute personnelle.
Votre récit ne s’essouffle jamais, se lisant d’une traite, à tel point que nous avons parfois l’impression de regarder un film ? D’où vient cette sensation ?
Des nombreuses versions du scénario (rires). J’ai pensé Pillow Man comme un long-métrage que je souhaite réaliser, et donc écrit scénaristiquement. Il a été développé à la Fémis et j’avais auparavant pondu quelques versions de court-métrage sur ce thème. L’écriture scénaristique est une écriture à part entière. Franck Marguin, notre éditeur, comme Théo Calméjane, le dessinateur, ont eu entre leurs mains et devant leurs yeux un scénario de cent trois séquences. Ensuite, c’est un réel plaisir de travailler avec Théo. Pour chaque scène, il m’envoyait son story-board : on échangeait sur les cadres, les personnages, les décors. Théo revenait ensuite avec ses crayonnés et on continuait d’échanger. Il finissait par coloriser. L’important était de ne pas perdre le rythme de l’histoire. Que tout s’enchaîne parfaitement. Que l’on soit juste. Parce que même si le scénario est écrit en images, celles-ci ne deviennent réelles que lorsqu’elles sont posées dans les cases de l’album.
INTERVIEW DE THÉO CALMÉJANE, DESSINATEUR
Théo, comment avez-vous rencontré Stéphane Grodet ?
Nous ne nous sommes pas encore rencontrés ! C’est Franck Marguin, notre éditeur, qui nous a mis en relation et proposé de travailler ensemble. Tout s’est fait par Internet et par téléphone. Mais au bout de trois ans de collaboration, on a un peu l’impression de se connaître…
Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
Quand j’ai découvert le scénario, je me suis dit : “Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Un personnage qui devient un oreiller humain… Étrange !” Mais j’ai tout de suite été embarqué par le rythme, l’écriture des personnages, l’ambiance et le ton de l’histoire. C’est aussi une histoire que je n’aurais jamais pu imaginer ou dessiner tout seul. C’était donc l’occasion pour moi de changer de registre.
Comment avez-vous fait pour donner vie au personnage de Jean ? Yeux bleus tristes, 130 kg, son air d’ours et sa mine déconfite vont-ils de pair avec son métier insolite ?
L’écriture des personnages, et notamment de Jean, est assez précise pour que tout de suite des images me viennent en tête. Il fallait vraiment que Jean ait un côté moelleux, gros nounours. Je voulais lui donner un air doux et triste à la fois. Ses trois ans de chômage l’ont aussi bien marqué, ce qui explique son visage fatigué. Mais au fur et à mesure de son évolution en tant que Pillow Man, il s’épanouit et devient de plus en plus rayonnant et sûr de lui.
Les ambiances changent, mais les couleurs restent toujours lumineuses et pleines de pep. En quoi était-ce important d’habiller ce roman graphique de tons joviaux ?
Je dois dire que c’est ma manière de travailler les couleurs. Alterner entre les ambiances de jour et de nuit était important vis-à-vis du métier de Jean. J’ai essayé de travailler des ambiances colorées marquées et différentes pour chaque cliente que rencontre Jean. Les couleurs vives développent également le côté feel good du récit.
Quelles sont vos inspirations ?
J’aime beaucoup les dessinateurs américains comme Daniel Clowes et Adrian Tomine. Mais aussi des auteurs et autrices comme Christophe Blain, Riad Sattouf, Catherine Meurisse… Du côté des grands classiques, je relis souvent Fred, Morris ou Franquin.
Marianne et Jean incarnent-ils le couple par excellence ? Y compris avec ses crises et ses problèmes récurrents ?
Je pense qu’il y a tellement de manières différentes de vivre à deux… Les crises et les disputes font effectivement partie du quotidien d’un couple, mais si la communication est fluide et bien établie, ça se passe bien. Cela n’est d’ailleurs pas le point fort de Marianne et Jean.
Comment avez-vous fait pour croquer avec autant de vérité et de diversité les différents clients, hommes et femmes ?
L’écriture des scènes m’a aidé à dégager une ambiance bien particulière pour chaque cliente de Jean. Il fallait surtout qu’aucune cliente ne ressemble à une autre. J’ai essayé de dessiner des personnages tous bien différents les uns des autres, qui collaient au mieux à l’ambiance que décrivait Stéphane dans le scénario.
Il est réjouissant de constater comment vous parvenez à transcender visuellement le scénario. Comment les illustrations arrivent-elles à nous “narrer” la vie de Jean ?
J’ai essayé de travailler sur ce qui pourrait “épaissir” les personnages visuellement. Par exemple, la passion de Jean pour le ballon rond passe beaucoup par le visuel. Les maillots de foot, sa collection de pelouses, de cartes Panini, le baby-foot avec Margareth. Les échanges avec Stéphane ont également été précieux pour que les décors et les styles des personnages en disent aussi long sur l’histoire que les dialogues eux-mêmes. On a vraiment essayé de travailler l’image comme un sous-texte de l’histoire.