Matt Fraction, les premières fois…

Sex criminals

Matt Fraction, auteur entre autres de Sex Criminals, revient sur sa carrière et sur ses différentes expériences, notamment pour des éditeurs indépendants. Il se confie aussi sur ses premières fois, mais ce n’est pas ce à quoi vous vous attendez. Un entretien de scénariste à scénariste, avec Jean-David Morvan, auteur et consultant artistique Glénat Comics.

Matt Fraction

Jean-David Morvan : Te souviens-tu de la première fois que tu as fait des comics ? 

Matt Fraction : Quand j’ai commencé à créer des comics ? Oh ! J’étais enfant ! Je dirais que j’avais 5 ou 6 ans… Ma mère ramenait souvent à la maison du papier métré avec des trous sur le côté. Les imprimantes fonctionnaient ainsi, à l’époque. J’écrivais et je dessinais dessus et puis j’attachais les pages avec de la ficelle. Je les prêtais à mes camarades d’école… J’avais une vraie bibliothèque ! J’en ai même vendu quelques-uns. 

JDM : Et la première fois que tu as signé un contrat, que tu es devenu vraiment professionnel ? 

MF : Oui, c’était dans un endroit un peu douteux… Je me souviens aussi du jour où j’ai signé pour la première fois un accord de non-divulgation, pour pouvoir avoir une conversation avec les gens de chez Marvel. Je me suis dit « Wow, ça devient sérieux ! Je peux être poursuivi en justice si je parle de ce coup de fil ! » C’était pour Civil War. Il y avait eu des fuites sur une de leurs séries, alors ils étaient plutôt stressés à cette époque…

JDM : J’ai une anecdote à ce sujet : J’avais écrit un script appelé Civil War 2. Nous sommes allés le montrer chez Marvel. Ce n’était pas la même histoire que le Civil War qu’ils préparaient, mais il s’agissait aussi de mélanger les super-héros et les super-vilains. Ils ont cru que j’avais lu des documents secrets car c’était ce sur quoi ils travaillaient eux-mêmes… 

MF : Tu as dû rendre fous certaines employés de chez Marvel…

JDM : Quand tu travaillais pour Marvel, justement, tu as fait des comics avec beaucoup de dessinateurs et coloristes différents. Et j’imagine que tu ne pouvais pas les choisir, à l’époque. 

MF : Mais j’ai toujours eu de la chance. J’ai toujours été très contents des gens avec lesquels j’ai travaillé. Je pouvais suggérer des dessinateurs mais je n’avais pas vraiment de pouvoir éditorial, en effet. J’ai travaillé avec des dessinateurs du mon entier, d’Amérique du Sud, de France… 

JDM : Et tu trouves qu’il y a une différence, au niveau narratif, selon le pays d’origine du dessinateur ? 

MF : Je sais qu’il y a parfois des quiproquo, à partir du moment où plusieurs langues entrent en jeu. Et des références culturelles qui peuvent échapper à des dessinateurs étrangers… Ou bien, ils peuvent avoir en tête un contexte tout à fait différent. J’ai pu lire un des vieux scripts de Frank Miller, pour Daredevil. Pour chaque case, la 1ère phrase est toujours une phrase affirmative, qui décrit une action physique simple. Du type « Il se lève », ou « Daredevil court vite ». Alors je m’assure toujours d’écrire en premier une phrase aussi simple, sur le même modèle. Quand on travaillait sur Casanova, Gabriel Bá et Fábio Moon adoraient me dire que la première phrase leur était destinée et que tout le reste, je l’écrivais juste pour moi. Ils n’avaient pas tort. Travailler avec autant de dessinateurs étrangers m’a appris, je l’espère, à écrire plus proprement, de manière plus claire, pour les artistes. Je m’efforce de communiquer mes idées de la manière la plus traduisible possible, et la plus visuelle, surtout. Si tu n’arrives pas à expliquer quelque chose sans faire un dessin, alors tu fais mal ton boulot…

JDM : Avec David Aja (Hawkeye), la combinaison de vos deux talents produit quelque chose de vraiment fort. Et avec Chip Zdarsky… c’est incroyable ! 

MF : Oh, quelqu’un m’a appris un mot français… « Osmose » ! « Os-mo-se »… J’adore ce mot, il sonne bien. 

JDM : Est-ce que c’est le fait de pouvoir toujours choisir les artistes qui t’a poussé de plus en plus vers Image ? 

MF : Non, pas particulièrement. Même quand j’étais chez Marvel, je n’ai jamais cessé de faire des comics en creator-owned. Quand Alan Moore, a annoncé qu’il arrêterait d’écrire The Swamp Thing, des journalistes lui posé la question : « Pourquoi ? ». Sa réponse était simple : « Je me suis rendu compte que je voulais écrire sur le thème de l’environnement. Mais la grosse créature des marais me bloque la route. » Il y a simplement des histoires que l’on ne peut raconter avec Thor, Iron Man ou Batman… Tu sais, je suis un ancien alcoolique. Je ne suis vraiment pas bien quand je m’ennuie ; je dois m’occuper la tête sans cesse ou bien j’ai peur de mal tourner. 

JDM : Et tu penses retravailler avec Marvel ? Depuis la France, c’est intéressant ce qui se passe aux États-Unis. Pendant longtemps, on a eu l’impression que le comics américain, c’était seulement des histoires de super-héros ou bien des livres très underground. À présent, le boom d’Image rapproche les bandes dessinées de nos deux pays, pousse le comics américain vers la BD de genre. 

MF : Pour moi, le plus important, c’est que je suis propriétaire de mes créations. Ou plutôt copropriétaire, avec le ou les autres auteurs. Tu sais, dans le comics, on n’a pas de retraite. Et j’ai des enfants. Je serais un mauvais père si je ne pensais pas à l’avenir. Un jour, chez Marvel, ils ont arrêté l’une de mes séries. Cela arrive. Mais, alors que l’on essayait de déterminer qui dessinerait les deux derniers chapitres, j’ai demandé à l’éditeur pourquoi ne pas arrêter des maintenant et passer à autre chose. Il m’a répondu qu’il y avait encore des bénéfices à en attendre pour le semestre où il sortirait. J’ai compris que le problème, ce n’était pas que le livre leur faisait perdre de l’argent. En vérité, il ne leur en faisait pas gagner assez. Et j’ai réalisé que si j’écrivais une série qui m’appartiendrait et qui rapporterait autant que celle que Marvel arrêtait, cela changerait ma vie : je pourrais m’acheter une maison, une voiture… J’ai adoré Marvel, peut-être y retournerai-je. Mais pour l’instant, je veux me concentrer sur la construction de mon univers à moi. Le marché du comics américain n’a jamais été aussi riche et d’aussi bonne qualité qu’en ce moment.

Matt Fraction

JDM : Ce double modèle vous a finalement permis de créer des histoires plus osées que ce que l’on fait en France. On travaille dans les mêmes genres mais avec le temps, comme ça a toujours été permis, c’est devenu un peu plus ronronnant. Alors que des séries comme Sex Criminals partent tellement loin, que c’en est vraiment intéressant. C’est ça pour moi, le renouveaudes comics. 

MF : J’ai été très chanceux tout au long de ma carrière. Je n’ai jamais voulu écrire quelque chose qui ne m’aurait pas intéressé en tant que lecteur. Personne à part Image n’aurait voulu publier Sex Criminals. Aujourd’hui, ils le nieraient mais je peux te le garantir. Image nous a vraiment soutenus. C’était génial. 

JDM : Et concernant la série télé qui a été annoncée, tu n’as pas peur de passer de la liberté totale offerte par la BD à quelque chose de plus renfermé, en travaillant avec des producteurs ?

MF : Je n’aurais pas signé, si j’avais pensé cela. Je suis producteur exécutif pour la série. La première chose que j’ai demandé à la chaîne, ça a été « combien de blagues de cul je peux mettre dans le scénario avant d’être blacklisté ? » J’ai un contrat génial, qui me laisse m’exprimer autant que je le veux. Si la série est bonne, j’aurais fait mon boulot. Si c’est nul, ce sera entièrement de ma faute. C’est moi qui tient la barre. (sans métaphore aucune) Universal a voulu que nous fassions avec Chip ce que nous savons faire, pour eux. Ils n’essaient pas de nous contrôler.

JDM : Donc, sans avoir publié le comics chez Image, jamais vous n’auriez eu cette liberté dans les studios. Si vous aviez amené le scénario au studio, ça ne se serait jamais passé comme ça. Le comics a un double effet.

MF : Oui. C’est exactement ça. Et tu as raison, quand tu dis que le comics, c’est la liberté totale. Dans ce milieu, il n’y a pas de limitations par le budget. Et j’adore torturer les dessinateurs.

JDM : Merci Matt !

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