La psychiatrie
C’était mon gros morceau. Certes pour mon roman "Toutes ces Vies qu’on Abandonne", je m’étais déjà frottée à la psychiatrie clinique. Je m’étais appuyée sur la thèse de la psychiatre Anne-Cécile Lestrade sur Paul Voivenel, médecin psychiatre qui a décrit la "peur morbide acquise" des soldats de la 1ère guerre mondiale.
Cependant, les États-Unis ne sont pas la France. Mes recherches ont donc repris.
Et j’ai eu de la chance. Oui parfois on croit s’attaquer à des heures d’enquête, des changements de mots clés sur les moteurs de recherche, d’ouverture de liens les uns après les autres et puis hop on tombe sur une mine d'or !
Un livre. Le compte rendu des échanges de représentants des différents états des États-Unis, de délégués municipaux, de membres de l’Association Américaine de Sciences Sociales, de médecins psychiatres, face aux membres de conseils d’administration d’oeuvres de bienfaisances privées et publiques spécialisées dans la détention carcérale.
Les matins, ils écoutaient des intervenants et les après-midi ils visitaient des institutions de la région de Cleveland. Je vous dis, une mine d’or de 324 pages de camisoles, de rationnement, de privations de toutes sortes... Page 165, je suis tombée sur le Docteur Édouard Seguin. Une lueur d’espoir. Une dénonciation en règle de la gestion carcérale de la maladie mentale des oeuvres de bienfaisances. Le titre de la conférence de Seguin résume le déroulé de son discours : Le droit à la liberté des aliénés.
Extraits :
"Il est juste de reconnaître, dans l’état actuel de la psychiatrie américaine, qu’être déclaré aliéné par un médecin, par un juge ou par un jury signifie l’emprisonnement pour des mois, des années ou à vie. Pour le dire autrement, cette maladie réduit ses victimes au statut de criminel et les expose à la perte de liberté, de propriété et de bonheur."
"Une femme perdue dans des problèmes domestiques, à demie morte de faim, dans un état de malnutrition cérébrale, anémiée, se trouve prise de mélancolie, qui associée à la dépression et la tristesse l’empêche de réagir. Est-il juste d’emprisonner une telle femme, de la placer derrière les barreaux pour des mois ? Dans certains cas, je peux l’admettre, mais dans leur majorité, ces procédures sont injustes moralement et légalement, et assurément un obstacle à leur rétablissement."
"Ne devons-nous pas nous souvenir que tant qu’un peu de raison survit, la capacité animale à la joie simple survit elle aussi ? Dans ce pays, combien de centaines d’aliénés chroniques, tout à fait capables d’éprouver les plaisirs d’un jeu de cartes, de dominos, ou d’une pipe de tabac, ne nécessitent pas la surveillance quasi carcérale des asiles ?"
"Les motifs d’internement ne sont que des troubles psychiatriques passagers et aisément contrôlés par un médecin généraliste ou un gardien, alors même qu’ils se transforment parfois en détention illimitée sous la pression des familles."
"Le fait de retirer un malade de son environnement quotidien soulage souvent les malades, et est même parfois la solution sine qua non au rétablissement dans certains cas d’hystérie. Cependant, de cela à la mauvaise pratique judiciaire d’enfermement actuel, il y a un océan ; un océan aussi large et profond que le plus puissant droit de l’homme, celui de la liberté personnelle."
"Je ne souhaite pas faire référence en détail à un dernier cas, celui de personnes saines frauduleusement emprisonnées en asile d’aliénés, car je n’envisage pas les gentlemen ici présents capables approuver ce genre de procédure."
Comment vous dire... Cette dernière phrase, après tant de brimades institutionnalisées, la voix des patients enfin portée… J’ai kiffé grave ce Monsieur Seguin !
Et toujours, parce que le dessin de Carole Maurel est somptueux, qu'il traduit dans le corps des personnages la violence de l'institution.