La genèse de l'écriture de Nellie Bly, par Virginie Ollagnier

Nellie Bly relate l’histoire vraie de la pionnière du journalisme d’investigation et du reportage clandestin. Un récit poignant de Virginie Ollagnier porté par le mépris de l’injustice et des persécutions, enrobé d'un graphisme élégant de Carole Maurel.
Virginie Ollagnier vous dévoile les dessous de la narration, de la naissance du projet, à ses lectures.
La naissance du projet
On me demande souvent comment nait un projet, comment l'idée vient. Et bien voilà. Au tout début, il y a le désir.
Au début, il y a l'envie d'Aurélien Ducoudray . Le 22 août 2017, il me contacte et me propose d’adapter en bande dessinée "10 Jours dans un Asile", le recueil des articles de Nellie publiés dans le New York World à l’automne 1887. Oui je connais Nellie Bly. Oui j'ai lu "10 Jours dans un Asile". Alors je dis oui.
Après cet instant d'origine, je cultive mon désir, je le fais croitre. C'est le moment que je préfère, celui du rêve diurne, celui où seule je pense, parle, mange, touche, marche Nellie Bly.
Le personnage investit mes méandres, je me glisse dans les siens. Au cours de ces échanges irrationnels, de ces discussions intérieures inventées, je trouve sa voix et le chemin du livre. Cela prend du temps, un temps invisible aux autres, un temps qui n'existe qu'à l'intérieur de moi, le temps de l'amour. J'aime mes personnages. Je les aime assez pour les comprendre. Je dois les aimer assez pour désirer passer du temps, mon temps, longtemps avec eux.
Le 20 octobre 2017, j'envoie à Aurélien un premier document dans lequel je donne mes lignes de force, les motivations des personnages et les différents éléments de la narration.
Le 13 décembre 2017, c'est un projet complet.
Le 1er juin 2018 nous recevons nos contrats.
Le 14 juin, Carole nous envoie ses première sublimes planches test (je ne résiste pas à vous en montrer une !)
Et enfin le 30 août 2018, Carole reçoit mon scénario complet.
C'est dire si le temps compte !
La documentation
Parce que ce n'est pas tout d'aimer ses personnages, encore faut-il les incarner au plus juste.
Construire le décor, choisir les costumes, les coiffures, les gestes, les mots de l'époque pour se rapprocher au plus près de la peau de Nellie, des femmes, des hommes qu'elle croise, des médecins, des infirmières, des journalistes, des badauds... Bricoler les plans des lieux, trouver de l'iconographie sur les hôpitaux et parfois tomber sur un site qui permet de remonter le temps des rues de New York : https://www.oldnyc.org/
Puis une fois le décor planté, réfléchir à savoir comment marchent, courent, mangent, se penchent les femmes en corset.
Combien la retenue dans leurs mouvements influence-t-elle le choix de leurs mots ? Comment convoquer une époque où les différences de classes sociales se lisent dans la qualité des étoffes, s'entendent dans les différences sémantiques, dans les regards, comment traduire sans caricaturer ?
Enfin, une chose qui m'est essentielle avant d'écrire : choisir la température de la pièce... Un corps ne bouge pas, ne s'exprime pas, n'est pas tenu de la même manière selon la température dans lequel il se trouve. Hahaha ! Oui, je sais, cela peut sembler ridicule, pourtant cela m'est nécessaire pour me glisser dans le personnage. À Blackwell Nellie a froid. Le froid fait partie des violences faites aux patientes.
Je ne peux résister (encore !) à vous montrer comment Carole Maurel s'empare de mes indications. C'est magnifique.
L'écriture
Une biographie n’est pas n’importe quelle histoire, elle engage au respect de l’autre dans ses différences.
Il m’a été simple de porter la vie de Nellie, d’autant plus simple que nous partageons nombre de valeurs.
J’ai commencé par sortir de ma bibliothèque les recueils de ses articles parus aux Editions Du Sous-Sol, traduits par Hélène Cohen: "10 Jours dans un Asile", "6 Mois au Mexique" et "Le Tour du Monde en 72 Jours". J’ai acheté "Ouvrière" dans une Fabrique de Boites et des biographies en anglais, faute de traductions. J’ai lu ses articles disponibles en ligne : http://www.historicjournalism.com/nellie-bly.html
Bref, j’ai beaucoup lu avant de me saisir de la narration de la bande dessinée.
Là encore, il faut laisser du temps au temps.
J’ai laissé mûrir puis décanter mes lectures.
Avant de m'autoriser à écrire pour elle et pour ne pas trahir sa volonté, j’ai tenté de comprendre ses intentions au travers de ses choix d'enquêtes. Puis pour lui rester fidèle dans le texte, j’ai observé son écriture, la composition de ses phrases, les articulations de ses articles, ses démonstrations.
Enfin, j’ai décidé de mettre en avant son impétuosité, car les articles de Nellie dénoncent souvent par le ridicule. Elle éclaire les mesquineries du pouvoir pour mieux le miner. Elle dénonce tous les pouvoirs. Ceux des juges, des politiques, des médecins, des lobbyistes, de la police, des directeurs de dispensaires, de pensions pour femmes. On sent qu'elle s’amuse particulièrement à mettre en scène leur orgueil !
Je me suis donc saisie de sa légèreté pour raconter la terrible expérience de son séjour à l’Asile de Blackwell.
Pour exemple, voici comment Nellie introduit le commissaire de la Police de New York dans son article du 1er août 1894
« Le commissaire Byrnes est un gros bonnet. Il le sait, et plus encore, ses ennemis le savent aussi. Il a répondu de manière emphatique, lorsque je lui ai demandé s'il redoutait quelqu'un sur notre misérable petite terre.
"Êtes-vous le plus grand détective du monde ?"
"De toute ma vie, je n'ai jamais fait une p*** de chose qui me fasse redouter aucun homme, grand ou petit", a-t-il répondu alors qu'il basculait dans son fauteuil, me regardant avec défiance derrière les pales de son ventilateur.
Il ne faut pas manquer d'aplomb pour dire une chose pareille ! Nombreux sont ceux qui aujourd'hui aimeraient pouvoir en dire autant. »
Voici comment Carole Maurel donne vie à l'impétuosité de Nellie.
L’époque
Raconter une histoire, c’est se couler dans une époque et prendre ses quartiers dans un lieu, qu’ils soient imaginaires ou non.
Plusieurs fois il m’a été demandé à quelle condition j’arrêterais d’écrire ou de lire. Ma réponse reste la même : "quand la machine à voyager dans le temps aura été inventée !" En attendant, les livres sont les seuls voyages dans le temps à ma disposition. Pour Nellie, j’ai donc lu beaucoup.
Les "Notes Américains" de Charles Dickens, car l'auteur visite l’Asile de Blackwell en 1842. Cela m’a permis de constater que rien n’avait changé entre son passage et l’internement de Nellie en 1887. Et quand un livre de cette époque n’est pas traduit ou épuisé, il reste les scientifiques pour nous sauver la mise ! Souvent, ils mettent à disposition leurs recherches sur le Net. Je me suis appuyée sur l’analyse des Notes Américaines par Nathalie Vanfasse (professeur de littérature anglaise à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de Dickens). Mais j’ai pu lire le livre grâce au site internet Project Gutemberg (https://www.gutenberg.org/), dont l’ergonomie est la pire qu’il m’ait été donnée de rencontrer sur un site internet.
Souhaitant m’immerger dans le monde ouvrier étasunien, j’ai choisi "La Jungle" d’Upton Sinclair qui raconte la vie du gigantesque abattoir de Chicago au début du XXème siècle. J’ai lu d’autres livres sur le monde ouvrier, mais celui-ci en plus d'être somptueusement écrit, décrit au plus proche le travail et la vie quotidienne des travailleurs.
Bien sûr, il me fallait comprendre l'histoire du journal le "New York World". Découvrir le journal de Joseph Pulitzer, c’était me pencher sur le bonhomme, c'était pénétrer sa guerre du Yellow Journalism (sensationnalisme) avec le magna de la presse Randolph Hearst et envisager la situation de Nellie dans ce maelström.
Pour développer l’atmosphère générale du livre, j’ai voyagé avec Edgar Allan Poe et Howard Philipps Lovecraft. Je suis ravie d’avoir pu placer l'enterrement de Poe et les tentacules de Lovecraft !
Et la situation des femmes dans tout ça me direz-vous ? Et bien, cela a quelque peu changé, mais pas assez cependant pour me lancer dans de longues et fastidieuses recherches. Bon, je l'avoue, j'en ai quand même faite quelques-unes. À ce propos, je suis tombée sur deux femmes dont l'histoire mériterait d’être racontée. Faites-vous plaisir !
Mary Ann Shadd Cary (1823-1893) 1ère femme africaine-américaine journaliste, militante des droits civiques. Avec son frère, elle a fondé The Provincial Freeman (journal anti-esclavagiste) à Windsor en Ontario. Après la loi Fugitive Slave Act, elle quitte les États-Unis pour trouver refuge au Canada.
Marjory Stoneman Douglas (1890-1998) romancière, journaliste et militante écologiste. Le gouvernement américain a attendu sa 103ème année pour reconnaitre l’influence de son travail.
Et voici, (parce que je ne peux m'en empêcher tant c'est beau !) comment Carole Maurel magnifie tout ce travail par le sien.
La psychiatrie
C’était mon gros morceau. Certes pour mon roman "Toutes ces Vies qu’on Abandonne", je m’étais déjà frottée à la psychiatrie clinique. Je m’étais appuyée sur la thèse de la psychiatre Anne-Cécile Lestrade sur Paul Voivenel, médecin psychiatre qui a décrit la "peur morbide acquise" des soldats de la 1ère guerre mondiale.
Cependant, les États-Unis ne sont pas la France. Mes recherches ont donc repris.
Et j’ai eu de la chance. Oui parfois on croit s’attaquer à des heures d’enquête, des changements de mots clés sur les moteurs de recherche, d’ouverture de liens les uns après les autres et puis hop on tombe sur une mine d'or !
Un livre. Le compte rendu des échanges de représentants des différents états des États-Unis, de délégués municipaux, de membres de l’Association Américaine de Sciences Sociales, de médecins psychiatres, face aux membres de conseils d’administration d’oeuvres de bienfaisances privées et publiques spécialisées dans la détention carcérale.
Les matins, ils écoutaient des intervenants et les après-midi ils visitaient des institutions de la région de Cleveland. Je vous dis, une mine d’or de 324 pages de camisoles, de rationnement, de privations de toutes sortes... Page 165, je suis tombée sur le Docteur Édouard Seguin. Une lueur d’espoir. Une dénonciation en règle de la gestion carcérale de la maladie mentale des oeuvres de bienfaisances. Le titre de la conférence de Seguin résume le déroulé de son discours : Le droit à la liberté des aliénés.
Extraits :
"Il est juste de reconnaître, dans l’état actuel de la psychiatrie américaine, qu’être déclaré aliéné par un médecin, par un juge ou par un jury signifie l’emprisonnement pour des mois, des années ou à vie. Pour le dire autrement, cette maladie réduit ses victimes au statut de criminel et les expose à la perte de liberté, de propriété et de bonheur."
"Une femme perdue dans des problèmes domestiques, à demie morte de faim, dans un état de malnutrition cérébrale, anémiée, se trouve prise de mélancolie, qui associée à la dépression et la tristesse l’empêche de réagir. Est-il juste d’emprisonner une telle femme, de la placer derrière les barreaux pour des mois ? Dans certains cas, je peux l’admettre, mais dans leur majorité, ces procédures sont injustes moralement et légalement, et assurément un obstacle à leur rétablissement."
"Ne devons-nous pas nous souvenir que tant qu’un peu de raison survit, la capacité animale à la joie simple survit elle aussi ? Dans ce pays, combien de centaines d’aliénés chroniques, tout à fait capables d’éprouver les plaisirs d’un jeu de cartes, de dominos, ou d’une pipe de tabac, ne nécessitent pas la surveillance quasi carcérale des asiles ?"
"Les motifs d’internement ne sont que des troubles psychiatriques passagers et aisément contrôlés par un médecin généraliste ou un gardien, alors même qu’ils se transforment parfois en détention illimitée sous la pression des familles."
"Le fait de retirer un malade de son environnement quotidien soulage souvent les malades, et est même parfois la solution sine qua non au rétablissement dans certains cas d’hystérie. Cependant, de cela à la mauvaise pratique judiciaire d’enfermement actuel, il y a un océan ; un océan aussi large et profond que le plus puissant droit de l’homme, celui de la liberté personnelle."
"Je ne souhaite pas faire référence en détail à un dernier cas, celui de personnes saines frauduleusement emprisonnées en asile d’aliénés, car je n’envisage pas les gentlemen ici présents capables approuver ce genre de procédure."
Comment vous dire... Cette dernière phrase, après tant de brimades institutionnalisées, la voix des patients enfin portée… J’ai kiffé grave ce Monsieur Seguin !
Et toujours, parce que le dessin de Carole Maurel est somptueux, qu'il traduit dans le corps des personnages la violence de l'institution.
À la fin, il y a la joie
À la veille de la sortie de "Nellie Bly dans l'Antre de la Folie" aux Éditions Glénat BD, à ma grande surprise, je retrouve la joie simple, pure, éprouvée à la sortie des trois tomes de "Kia Ora" (éd. Vent d'Ouest). Je me sens libre de doutes sur le livre et sur mon travail.
À l'époque, j'imaginais que la co-scénarisation avec Olivier Jouvray et la beauté des dessins de Ricard Efa m'avaient protégée des affres traversés à la sortie de mes romans.
Cela se confirme cette fois encore, alors que je suis seule au scénario. Je me sens protégée par le talent de Carole Maurel. Merci Carole !
Il me semble que la fierté d'une oeuvre collective éclipse, assomme devrais-je dire, mon syndrome de l'imposteur.
J'ai beau me retourner la nuit, traquant les imperfections, les mots qui auraient pu être plus justes, mes indications plus précises, le découpage plus léger, ce sont les dessins de Carole qui me reviennent et je me rendors joyeuse. Formidable sensation à 4h du matin, de se rendormir. Voilà, c'est là que je vous laisse et vous souhaite de passer un beau moment avec Nellie.